Cancers

Le Monde.fr : « L’environnement est le grand impensé du plan cancer »

Mars 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr : « L’environnement est le grand impensé du plan cancer »

Stéphane Foucart

CHRONIQUE

La nouvelle stratégie nationale de lutte contre le cancer entend agir sur les facteurs de risque comportementaux plutôt que sur la préservation de l’environnement. Un parti pris qui est aussi un choix politique, estime Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».

Publié le 28/02/2021

L’historien des sciences Robert Proctor (université de Stanford) l’a montré dans un ouvrage important (Cancer Wars. How Politics Shapes What We Know & Don’t Know About Cancer, Basic Books, 1996, non traduit) : lorsque le cancer s’invite dans le débat public, il est souvent autant question de science et de santé que de communication et d’idéologie politique. La stratégie nationale de lutte contre le cancer, présentée début février par le président Emmanuel Macron, n’a pas dérogé à cette règle.

Non que les efforts consentis ne soient réels : le président français a annoncé un financement du nouveau plan en forte hausse et des ambitions fortes. Dans son allocution, M. Macron en a annoncé les éléments saillants : « faire reculer la mortalité des sept cancers les plus létaux », « mieux accompagner les conséquences de la maladie et de ses traitements sur la qualité de vie et l’emploi », « passer en une décennie de 150 000 cancers évitables par an, à moins de 100 000 ».

On le voit, le volet du plan visant à réduire l’incidence des cancers repose essentiellement sur la réduction de ceux dits « évitables ». Une définition s’impose ici : on parle de cancers « évitables » pour définir ceux qui sont liés à des facteurs de risque connus (tabac, alcool, sédentarité, alimentation, etc.), et dont l’impact sur la probabilité que tel ou tel cancer survienne est à la fois bien établi et quantifié par des grandes études épidémiologiques de qualité.

40 % de cancers « évitables »
Selon les données les plus récentes sur le sujet, publiées en juin 2018 dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire, environ 40 % des cancers survenant en France chaque année sont ainsi « évitables ». Le classement par facteurs de risque inscrit sans surprise le tabac en première place (70 000 cancers par an), suivi de l’alcool (28 000), d’une alimentation déséquilibrée (18 000), du surpoids et de l’obésité (18 000), etc. On le voit, les cancers « évitables » apparaissent comme le fait de comportements individuels. Il suffirait que les individus renoncent à leurs mauvaises habitudes pour améliorer la situation.

Cette approche repose sur une vision de la santé publique dominée par l’épidémiologie, dont nul ne conteste l’efficacité. Mais elle a aussi ses angles morts. D’abord, elle sous-entend que, puisque 40 % des cancers sont « évitables », c’est que les 60 % restant ne le seraient pas. Ils seraient par nature « inévitables » et représenteraient un minimum incompressible.

Un tel glissement est trompeur. Pour comprendre, il faut savoir que la connaissance épidémiologique repose, en grande partie, sur l’accessibilité des données d’exposition à certains facteurs de risque. Or, par définition, les facteurs de risque les plus accessibles sont ceux liés au comportement ou aux conditions individuels. Chacun est capable de remplir un questionnaire pour estimer sa consommation de fruits et légumes, de viande, de tabac, d’alcool, chacun connaît son poids, et son niveau d’activité physique, etc.

Perturbateurs endocriniens
A l’inverse, nul ne sait à quel perturbateur endocrinien ou autre polluant diffus il est ou a été exposé au cours de sa vie ni à quel niveau. Les études épidémiologiques intégrant de telles données existent, mais elles sont à la fois récentes et limitées par leur coût prohibitif.

En outre, les connaissances accumulées depuis une quinzaine d’années par la toxicologie, l’endocrinologie et la biologie du développement indiquent que les conséquences des pollutions diffuses sont souvent peu objectivables par l’approche épidémiologique : effets parfois importants à faibles doses d’exposition, effets différés d’expositions au cours de la vie fœtale, effet cocktail, absence de population témoin pour certains polluants trop largement distribués, etc. Il sera toujours très complexe de mettre un nombre de cancers en face de tel pesticide, de tel plastifiant, ou de tout autre contaminant à bas bruit de la chaîne alimentaire, par exemple.

Tout cela conduit mécaniquement à minorer le rôle des dégradations environnementales au sens large dans l’augmentation des maladies chroniques – et à faire de l’environnement le grand impensé du nouveau plan cancer. En tenir compte imposerait de renforcer la recherche sur les causes du cancer, mais aussi d’user de précaution en contraignant par la voie réglementaire de nombreux secteurs économiques (agroalimentaire, agriculture, chimie, cosmétique, transports, etc.). Au contraire, la focalisation sur les grands facteurs de risque comportementaux (tabac, alcool, habitudes alimentaires, sédentarité…) conforte une vision politique libérale, qui fait de l’individu l’unique responsable de son destin sanitaire.

Responsabilité individuelle ou collective ?
Ce parti pris conduit à faire peser la responsabilité du cancer sur les individus plutôt que sur les structures économiques. Il se perçoit dans certaines décisions récentes : absence de soutien de l’Elysée à l’initiative Dry January, par exemple, ou encore rejet, en 2018, d’une proposition visant à restreindre les publicités télévisées faisant la promotion d’aliments obésogènes pour les enfants – le surpoids et l’obésité étant des facteurs de risque reconnus du cancer. Il fallait plutôt « responsabiliser les parents », comme l’ont dit des élus de la majorité.

De même, les viandes transformées sont responsables d’au moins 4 000 cancers par an, dont une part substantielle est due à l’adjonction de sels nitrités. Là encore, les propositions du député du Loiret Richard Ramos (MoDem) de taxer ou de bannir ces produits de nos charcuteries n’ont jusqu’à présent pas été appuyées par le gouvernement. Cette affaire résume bien la question. Qui sont les premiers responsables des cancers induits par les viandes transformées : ceux qui en mangent ou ceux qui les ont rendues cancérogènes ?

Stéphane Foucart