L’hôpital

Le Monde.fr : La grande fatigue des personnels soignants des urgences, devenues des « usines à patients

Juin 2019, par infosecusanté

Le Monde :

La grande fatigue des personnels soignants des urgences, devenues des « usines à patients »

Infirmiers et aides-soignants manifestent jeudi à Paris pour dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail. Des représentants du collectif Inter-Urgences doivent être reçus au ministère de la santé.

Par François Béguin •

6 juin 2019

Ils se disent épuisés et en colère. Epuisés par le flux croissant de patients à prendre en charge, en hausse quasi-ininterrompue de 3,5 % chaque année depuis vingt ans. Et en colère de ne pas être entendus par Agnès Buzyn, leur ministre de tutelle (solidarités et santé), qui assure qu’elle n’a pas de « solution miracle » pour leur venir en aide.

Venus de toute la France, des infirmiers et des aides-soignants travaillant dans les services d’accueil des urgences (SAU) devaient manifester, jeudi 6 juin, à Paris, de Montparnasse au ministère de la santé, pour dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail et réclamer une augmentation de salaire de 300 euros net mensuels.

Ce rassemblement marque le point d’orgue d’un mouvement entamé en mars à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, et qui a ensuite lentement essaimé dans tout le pays, les personnels de près de 80 services se déclarant actuellement en grève, soit près de 15 % des établissements publics. « Cette crise aurait dû exploser depuis des années », estime Hugo Huon, infirmier aux urgences de Lariboisière, à Paris, et membre du collectif Inter-Urgences. Des représentants de ce collectif, qui fédère la contestation des paramédicaux avec le soutien des principaux syndicats hospitaliers (CGT, SUD et FO), devaient être reçus au ministère jeudi.
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Une action spectaculaire et controversée

Mercredi après-midi, Sibeth Ndiaye, la porte-parole du gouvernement, assurait les soignants des urgences « de toute la solidarité du gouvernement », et disait « comprendre aujourd’hui ce qu’est leur colère, parfois leur désespoir ». L’Ordre des médecins appelait, lui, dans un communiqué, à la tenue d’une « concertation d’urgence » la « souffrance » des professionnels de santé « face aux conditions de travail actuelles » devant être « entendue ».

A l’origine de ces appels solennels, lancés après plusieurs semaines d’une faible médiatisation du mouvement, l’action spectaculaire – et controversée – menée par des paramédicaux de Lariboisière. Lundi 3 juin, dix infirmiers et trois aides-soignants, soit la plus grande partie de l’équipe de nuit des urgences de l’hôpital, se sont déclarés en arrêt-maladie au moment de leur prise de poste, contraignant notamment la direction de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) à « délester » dans la nuit des patients vers d’autres sites.

Le procédé, déjà utilisé par les soignants de l’hôpital de Lons-le-Saunier (Jura), a été rapidement condamné par Mme Buzyn. « En général, les soignants en grève viennent soigner avec un brassard pour assurer la continuité des soins. Là, ils se sont mis en arrêt-maladie, c’est dévoyer ce qu’est un arrêt-maladie », a regretté la ministre, mardi matin, sur France Inter. Mercredi soir, les paramédicaux de Lariboisière en arrêt maladie faisaient savoir qu’ils avaient reçu une convocation pour un « contrôle médical obligatoire » à la demande de l’AP-HP, leur employeur.
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Dans ce dossier, grévistes et représentants syndicaux accusent la ministre de n’avoir pas mesuré l’ampleur du malaise des soignants. « La ministre est très méprisante, aucune négociation n’a été ouverte avec les personnels alors que des services d’urgence sont en grève depuis des semaines », dénonce Christophe Prudhomme, porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France (AMUF) et membre de la CGT.

« Tout le monde est complètement à bout »

S’il est plus modéré dans ses propos, reconnaissant simplement qu’il y a « peut-être eu une minimisation du mouvement » par la ministre, François Braun, le président de SAMU-Urgences de France, alerte lui aussi sur la gravité de la crise. « Trop c’est trop, on est arrivé à un point de débordement chez les médecins comme chez les paramédicaux, tout le monde est complètement à bout, dit-il. Si nous n’avons de réponse de la part de notre ministre, ça va mal se passer, il faudra durcir les actions. »

Pour améliorer leurs conditions de travail, les grévistes réclament une augmentation des effectifs proportionnelle à la hausse de la fréquentation. « Nous sommes robotisés, nous travaillons comme si nous étions dans une usine à patients », déplore Christophe Le Tallec, aide-soignant au SAU de Nantes depuis douze ans et gréviste depuis le 30 mai. « On priorise les urgences vitales et on met les autres en attente, ce qui crée de l’agressivité et de la violence. On s’en prend plein la gueule, on a des agressions verbales quotidiennes », raconte-t-il.

D’un bout à l’autre du pays, les témoignages de soignants font état d’une surchauffe généralisée du système. A Limoges, Florence Medge, la représentante de la CGT raconte que l’hôpital a dû fermer plus de 70 lits par manque de personnels soignants. « En attendant de pouvoir recruter à la sortie d’école en juillet, il manque en ce moment sept infirmiers et cinq aides-soignants aux urgences alors qu’il y a une forte augmentation de la fréquentation par rapport à 2018, explique-t-elle. Résultat : les gens sont épuisés physiquement, car il y a beaucoup de rappels sur les jours de repos, et épuisés psychiquement, car ils ne sont pas satisfaits de la façon dont ils travaillent. »

« Gérer l’ingérable »

A l’AP-HP, la direction s’est d’ores et déjà engagée à augmenter le nombre de personnels proportionnellement à l’activité, ce qui devrait « se traduire très rapidement par plusieurs dizaines de créations d’emplois » au sein du groupe, a fait valoir une note d’information aux personnels en avril.

Autre revendication des grévistes : l’arrêt de la fermeture de lits de manière à éviter aux patients – souvent âgés et souffrant de plusieurs pathologies – d’être hospitalisés sur des brancards. « On espère que la grève aura un impact sur les patients, qu’ils seront mieux soignés à l’issue du mouvement », explique Hugo Huon, du collectif InterUrgence.

A cette grève des paramédicaux vient s’ajouter le problème chronique du manque de médecins urgentistes, particulièrement aigu en période estival. Au centre hospitalier de Moulins-Yzeure (Allier), Thomas Dupuy, le responsable du pôle qui comprend notamment les urgences, le SAMU et le SMUR, estime qu’avec dix équivalents temps plein de médecin urgentistes pour un effectif théorique de vingt-six, « l’effectif médical des urgentistes ne permet plus d’offrir une sécurité de prise en charge satisfaisante des patients les plus graves en urgence ».

« A force de gérer l’ingérable, on s’use, juge-t-il. C’est la mine de sel, c’est le stakhanovisme, on abat du malade, on en a cinq, six ou sept à traiter en même temps… » Cet été, il dit craindre « que tout le monde s’arrête » et que ce soit « l’effondrement psychique, le burn-out » de l’équipe soignante. Au collectif Inter-urgences, on se disait prêt à mener de nouvelles actions dès ce week-end en cas d’échec des négociations jeudi au ministère.