Les retraites

Le Monde.fr : La stratégie risquée du gouvernement pour la réforme des retraites

Novembre 2019, par infosecusanté

Le Monde.fr : La stratégie risquée du gouvernement pour la réforme des retraites

Syndicats et patronat sont reçus à Matignon à partir de lundi. L’exécutif veut montrer qu’il reste ouvert à la discussion, en restant intraitable la fond.

Par Bertrand Bissuel et Raphaëlle Besse Desmoulières

Publié le 25/11/2019

Comme un air de déjà-vu. A dix jours de la mobilisation contre la réforme des retraites, le 5 décembre, qui s’annonce massive, Edouard Philippe reçoit de nouveau, lundi 25 et mardi 26 novembre, les dirigeants des principales organisations syndicales et patronales, aux côtés de la ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn, et du haut-commissaire chargé du dossier, Jean-Paul Delevoye. Le chef du gouvernement avait déjà organisé de tels entretiens, début septembre, avec les mêmes protagonistes pour donner le coup d’envoi d’un deuxième cycle de concertations.

Cette fois-ci, il s’agit de « faire un point » sur la construction du futur système universel de pensions en abordant – entre autres – la délicate question du retour à l’équilibre des comptes en 2025. L’exécutif entend prouver qu’il reste ouvert à la discussion tout en se montrant intraitable sur deux sujets : l’abolition des régimes spéciaux et la nécessité de réaliser des économies.

Vendredi 22 novembre, lors d’un déplacement à Amiens, Emmanuel Macron a ainsi martelé qu’il ne renoncerait pas à son projet de fusionner les 42 caisses de retraite existantes. Pour lui, la journée du 5 décembre est un mouvement dominé par les salariés « de grandes entreprises de transport » – SNCF et RATP en tête –, avec « des demandes catégorielles qui pénalisent le reste de la société ».

La veille, Mme Buzyn fustigeait les revendications « très corporatistes » des syndicats, qui défendent « un régime extrêmement avantageux », puisqu’il permet à ceux qui en bénéficient de partir bien avant les actifs du privé. De son côté, la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, accusait la CGT de ne pas « jouer le jeu de la démocratie sociale ».

Ces propos ont eu le don d’irriter Philippe Martinez, le numéro un de la centrale de Montreuil (Seine-Saint-Denis), qui, avec FO, la FSU, Solidaires et des mouvements de jeunesse, appelle à battre le pavé, le 5 décembre. Dimanche, lors du « Grand Jury RTL-LCI-Le Figaro », M. Martinez a exigé que l’on cesse « cette petite musique » selon laquelle sa confédération refuserait le dialogue.

« Le président de la République, qui devrait être le président de tous les Français, essaie de diviser les Français », a-t-il déclaré, dénonçant une pratique d’« ancien monde », qui vise à « stigmatiser des pseudo-privilégiés ». C’est « le choix de l’affrontement » qui a été fait, s’est indigné, dimanche, sur Franceinfo, Eric Meyer (SUD-Rail).

« Eclaircissements »
Que ces deux organisations – la CGT et SUD, donc – croisent le fer avec le pouvoir en place n’a rien d’étonnant, puisqu’elles sont depuis le départ hostiles à la réforme. L’agacement croissant du numéro un de la CFDT, Laurent Berger, s’avère en revanche plus frappant : le syndicat cédétiste est en effet l’un des rares à défendre le principe d’un régime universel. Mais la démarche du gouvernement ne lui convient pas, car celui-ci envisage de modifier, à court terme, les paramètres du système pour que les actifs travaillent un peu plus longtemps.

Le but est de combler un déficit qui se situerait entre 7,9 et 17,2 milliards d’euros, en 2025, selon les dernières projections du Conseil d’orientation des retraites (COR). « Il y a un problème de financement, qui va s’aggraver après 2025. Ce n’est pas neutre », insiste une source au sein de l’exécutif.

La probabilité est très faible que le pouvoir en place abatte ses cartes dès à présent. Il commencera à le faire après le 5 décembre, en tenant compte de l’ampleur des mobilisations.

Pour résoudre cette difficulté, plusieurs options sont sur la table, dont l’une consisterait à instaurer un âge pivot – avec une diminution de la pension pour ceux qui demanderaient à la toucher avant. Un tel mécanisme pourrait entrer en vigueur préalablement à la mise en place du futur système. Inacceptable pour M. Berger, car « la réforme universelle [serait ainsi] mise sous le boisseau au profit de mesures paramétriques ». Si tel devait être le cas, la CFDT appellerait à descendre dans la rue.

C’est pourquoi le leader cédétiste veut des « éclaircissements », qu’il avait l’intention de réclamer, lundi, lors de ses échanges avec M. Philippe. La probabilité est toutefois très faible que le pouvoir abatte ses cartes dès à présent. Il commencera à le faire après le 5 décembre, en tenant compte de l’ampleur des mobilisations. Les entretiens de lundi et mardi à Matignon visent seulement à montrer que « le gouvernement est toujours dans le dialogue », décrypte Yves Veyrier, le numéro un de FO, qui doute « d’un changement radical de positionnement » du sommet de l’Etat.

Côté patronal, une forme d’impatience règne aussi. « Il faut qu’ils sortent du bois », assène le numéro un du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, en réclamant que la lumière soit faite sur le calendrier « pour les trois prochains mois » comme sur les mesures d’âge qui sont à l’étude. Président de l’Union des entreprises de proximité (artisans, commerçants, professions libérales), Alain Griset se montre perplexe quant à l’utilité des discussions de lundi et mardi, à Matignon : « Pour ce qui nous concerne, le tour du sujet a été fait, à la faveur des concertations conduites jusqu’à présent, dit-il. Il n’y a rien de pire que le doute : plus on attend, plus les interrogations vont s’élever. »

Du côté des organisations d’employeurs comme des syndicats de salariés, on finit par s’alarmer de la communication du gouvernement, en l’assimilant à une « cacophonie », extrêmement risquée dans la période de tensions sociales qui prévaut. « Il y a un côté pilotage à vue qui rend tout pronostic très compliqué, confie un haut gradé du Medef. On ne sait plus qui dirige quoi, c’est le plus gros facteur d’anxiété. Il faut dire la vérité aux Français, qui ont l’impression qu’on leur cache quelque chose. »

Déclarations « outrancières »
Un responsable syndical s’inquiète, avec des formules encore plus directes : « Ce sont des dingues, ils sont complètement déconnectés de la réalité, ils ont envie que ça pète. » Les déclarations « outrancières » de Mme Buzyn sur les régimes spéciaux ne peuvent que « jeter de l’huile sur le feu », tempête François Hommeril, le président de la CFE-CGC : « C’est de la pure démagogie, complète-t-il. Il y a un déficit abyssal d’intelligence sociale dans ce gouvernement et un vrai problème de logiciel. »

Le fait que l’exécutif pointe du doigt les règles particulières à la SNCF et à la RATP « correspond à un jeu politique traditionnel », rappelle Raymond Soubie, le président de la société de conseil en stratégie sociale Alixio et fin connaisseur de ces thématiques. « Il s’agit de montrer à l’opinion que le gouvernement est déterminé à mener à bien son projet face à des revendications corporatistes », ajoute-t-il.
Mais une telle fermeté est susceptible, selon lui, de ne pas améliorer la situation, « d’autant que la contestation, à la SNCF comme à la RATP, est, en très grande partie, impulsée par la base » : « Les syndicats donnent le sentiment de courir après leurs adhérents et de ne pas avoir la maîtrise pleine et entière du mouvement. »
Comme le fait remarquer François Asselin, le président de la Confédération des petites et moyennes entreprises, « le plus important sera l’après-5 décembre ». Autrement dit : le conflit s’inscrira-t-il ou pas dans la durée ?

Bertrand Bissuel et Raphaëlle Besse Desmoulières