Industrie pharmaceutique

Le Monde.fr : Pourquoi les pénuries de médicaments ont été multipliées par vingt en dix ans

Août 2019, par infosecusanté

Pourquoi les pénuries de médicaments ont été multipliées par vingt en dix ans

En 2018, 868 produits ont été en tension ou en rupture de stock. En cause, la hausse de la demande et la délocalisation de la production en Inde et en Chine.

Par Juliette Desmonceaux

Publié le 22 Aout 2019

Selon des chiffres provisoires de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), 868 médicaments ont été signalés comme étant en tension d’approvisionnement ou en rupture de stock en 2018. Il s’agit d’un chiffre sans précédent, même si la situation est dénoncée depuis des années par des professionnels de santé et des patients. Dernier en date, un collectif de médecins hospitaliers a tiré la sonnette d’alarme dans une tribune parue le 18 août dans le Journal du dimanche.

De quelle ampleur est la pénurie ?
Un Français sur quatre s’est déjà vu refuser un médicament pour cause de rupture de stock
Depuis quelques années, les pénuries de médicaments se multiplient. En 2008, selon l’ANSM, 44 médicaments avaient subi des difficultés d’approvisionnement. Dix ans après, on en dénombrait 868, selon un compte provisoire, soit vingt fois plus. Un Français sur quatre déclare avoir déjà été confronté à des difficultés pour acheter un médicament courant, selon une étude de l’institut BVA.
Explosion du nombre de médicaments concernés par des difficultés d’approvisionnement

Ces chiffres ne prennent pas en compte l’ensemble des médicaments vendus en pharmacie. Les seuls recensés sont ceux qualifiés « d’intérêt thérapeutique majeur » (MITM) par l’agence. Pour l’ANSM, il s’agit surtout de médicaments « susceptibles de mettre en jeu le pronostic vital des patients à court ou moyen terme » ou qui ne possèdent pas d’alternative thérapeutique. Potentiellement, d’autres médicaments, non considérés comme indispensables, ont donc aussi été en rupture de stock en 2018.
Par ailleurs, l’ANSM inclut à la fois les médicaments en « rupture de stock » et ceux qui traversent des « difficultés d’approvisionnement » dans ses statistiques. Concrètement, une pharmacie dont un médicament serait en rupture de stock est définie par le ministère de la santé comme étant dans l’incapacité de le mettre à disposition d’un patient dans un délai de soixante-douze heures. Mais les pénuries sont souvent plus longues. En moyenne, trois mois et demi pour les MITM et six mois pour les vaccins en 2017, selon un rapport du Sénat paru en 2018.

Quels médicaments sont les plus touchés ?
Selon l’ANSM, toutes les classes de médicaments sont concernées, mais trois d’entre elles le sont plus particulièrement : les anti-infectieux, les médicaments du système nerveux et les anticancéreux.
Vaccins, antibactériens et antiviraux premiers touchés
L’enquête menée en 2018 par Les Entreprises du médicament (LEEM), l’organisation qui représente l’industrie pharmaceutique, aboutit à des conclusions similaires. Les anti-infectieux généraux, parmi lesquels on compte notamment les vaccins, les antibactériens et les antiviraux, sont les premiers à subir des ruptures de stocks.
Les anti-infectieux et les médicaments du système nerveux manquent le plus à l’appel
Sur l’ensemble des médicaments en rupture de stock, quatre produits sur dix sont des anti-infectieux et des médicaments du système nerveux, tels que des vaccins, des anti-épilectiques ou certains médicaments luttant contre la maladie de Parkinson.

La liste complète des médicaments concernés par une difficulté d’approvisionnement est disponible sur le site de l’ANSM où elle est régulièrement réactualisée. Actuellement, le Sinemet, médicament destiné à lutter contre l’avancée de la maladie de Parkinson, et le DT Vax, vaccin destiné à prévenir la diphtérie et le tétanos, sont indiqués entre autres comme étant en rupture de stock. Les vaccins réalisés à partir d’organismes vivants sont souvent concernés par les pénuries en raison de leur temps de production particulièrement long et de leur fragilité de conservation.

Le coût des médicaments influence également le risque de pénurie, voire de disparition du marché. Un mécanisme qu’explique Philippe Lamoureux, directeur général de la LEEM : « Lorsque des médicaments tombent dans le domaine public, des concurrents entrent sur le marché et leur prix chute très rapidement. (…) Certains médicaments atteignent un prix tellement bas qu’il est parfois inférieur à son coût de production, donc ils ne sont plus produits. » Les corticoïdes, pourtant l’un des médicaments les plus prescrits dans le pays, sont par exemple régulièrement indisponibles, à l’inverse de certaines molécules plus complexes et plus coûteuses.

Pourquoi cette augmentation des pénuries ?
Philippe Lamoureux invoque deux raisons principales. La première est l’augmentation de la demande mondiale. « De grands pays comme la Chine, la Russie ou l’Inde développent leur système de santé et créent un appel d’air pour certains médicaments », explique-t-il. Les capacités de production de médicaments ne s’étant pas encore adaptées, certains sites rencontrent des difficultés d’approvisionnement.

80 % des fabricants de substances actives des médicaments sont installés hors de l’UE
La seconde vient de la délocalisation massive de la fabrication des substances pharmaceutiques actives, autrement dit des matières premières des médicaments. Aujourd’hui, « près de 40 % des médicaments finis commercialisés dans l’UE ont été fabriqués dans un pays tiers et 80 % des fabricants de substances actives des médicaments sont installés hors de l’UE », selon le rapport du Sénat. L’Inde, la Chine et les Etats-Unis couvrent plus du tiers de la production mondiale (35 %). Des chiffres qualifiés « d’ordre de grandeur » par la LEEM qui évoque un manque de données sur le nombre de sites en Asie. La production de médicaments, auparavant bien implantée en Europe, notamment en Suisse et en France, se déplace de plus en plus vers l’Asie où les coûts de production sont plus faibles et les normes plus souples.
La part des dépenses en médicaments produits en France en chute libre
Les dépenses hexagonales consacrées aux médicaments produits en France sont passées d’un produit sur deux à un produit sur dix en vingt-cinq ans.

Le fonctionnement actuel du circuit des médicaments ne sont pas non plus étrangers à cette augmentation des ruptures de stock. Selon Philippe Lamoureux, l’externalisation d’une grande part de la production de la pharmacopée européenne ne se fait pas forcément à l’avantage de la qualité de la production de médicaments. « En choisissant un prestataire selon le mieux disant économique, les hôpitaux ne privilégient pas forcément le meilleur fournisseur », assure-t-il.
A cela s’ajoutent un système de fonctionnement à flux tendus, c’est-à-dire avec le minimum de stocks de matières premières et de produits finis, et une tendance à la concentration du nombre de sites de production à l’échelle mondiale, ce qui réduit le nombre de solution de replis en cas d’incident de fabrication. Avec un circuit de production aussi fragile, le « moindre grain de sable » suffit à enrayer le circuit d’approvisionnement, selon Carine Wolf-Thal, présidente du conseil de l’ordre national des pharmaciens.

Comment sont gérées les ruptures de stocks ?
En cas de rupture de stock, les pharmaciens sont les premiers à devoir en informer le patient et beaucoup tentent de trouver une solution d’urgence. « Il y a des dépannages qui se font entre officines et parfois directement avec les laboratoires qui disposent de registres d’urgence pour certains médicaments », explique Carine Wolf-Thal. Mais ce n’est pas toujours possible. Les médecins sont donc parfois obligés de changer le traitement de leur patient. « Mais ça nécessite quand même une adaptation ou de rééquilibrer les dosages. Et dans le cas des chimiothérapies, ça devient plus compliqué », s’inquiète-t-elle.
Une situation préoccupante pour les patients. « Ça génère beaucoup d’anxiété et de questionnements. Les gens ont souvent du mal à comprendre qu’on puisse manquer de médicaments de base », reconnaît Mme Wolf-Thal. En octobre 2018, un collectif de malades de Parkinson avait lancé un appel pour dénoncer les pénuries répétées de certains médicaments et leurs conséquences sur la santé des malades. Parmi eux, le Sinemet, qui permet de réduire les tremblements typiques de cette affection, absent des rayons pendant près de sept mois.

Quel dispositif est mis en place ?
Depuis 2012, le ministère de la santé a mis en place un dispositif de gestion des risques de rupture de stocks. Il impose notamment aux grossistes d’assurer l’approvisionnement régulier en stocks de médicaments et demande aux exploitants de prévenir l’ANSM en cas d’une prochaine rupture de stock. Expérimenté depuis 2013, le dispositif DP-Ruptures doit aussi permettre de favoriser le partage d’informations concernant le circuit des médicaments entre les laboratoires, les usines et les pharmacies.

Pour améliorer le dispositif existant, la ministre de la santé, Agnès Buzyn, a présenté une feuille de route le 8 juillet, proposant d’harmoniser les législations au niveau européen et suggère des achats groupés de vaccins entre plusieurs pays pour diminuer les pertes. La ministre entend aussi lutter contre l’externalisation de la production des médicaments en créant des établissements pharmaceutiques publics européens. Le plan définitif est attendu en septembre.