Industrie pharmaceutique

Le Monde.fr : Procès du Mediator : « Georges, il faut retirer ton signalement ! »

Octobre 2019, par infosecusanté

Le Monde.fr : Procès du Mediator : « Georges, il faut retirer ton signalement ! »

Le cardiologue Georges Chiche, qui a lancé en vain la première alerte sur les risques du médicament en 1999, a témoigné mardi devant le tribunal correctionnel de Paris.
Par Pascale Robert-Diard Publié aujourd’hui à 06h02, mis à jour à 10h47

Fin 1998, le cardiologue marseillais Georges Chiche reçoit en consultation un confrère médecin, quadragénaire, qui présente une valvulopathie. « Vous prenez du Mediator ? », lui demande-t-il. Réponse affirmative. Le médecin en surpoids s’autoprescrit ce médicament depuis six ans en traitement de prévention du diabète.
Pour Georges Chiche, un clignotant s’allume. Il a suivi de près l’étude publiée au mitan des années 1990 par le New England Journal of Medicine sur l’épidémie d’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) liée à la consommation d’anorexigènes utilisés dans le traitement de l’obésité. Deux de ces coupe-faim commercialisés par les laboratoires Servier, l’Isoméride et le Pondéral, ont été retirés du marché en 1997.

Alerté par les dénominateurs communs entre ces médicaments et le benfluorex, la substance chimique active du Mediator, le cardiologue décide de faire un signalement au centre régional de pharmacovigilance (CRPV) de Marseille. Le « cas Chiche », qui établit pour la première fois un lien entre valvulopathie et prise de Mediator, est jugé « plausible » par le centre marseillais. L’information est transmise début 1999 à Paris.
C’est peu dire que les laboratoires Servier n’apprécient pas l’initiative de ce fâcheux trublion marseillais. Entendu comme témoin, mardi 15 octobre, au procès du Mediator, le cardiologue raconte la suite de l’histoire. « J’ai eu zéro accusé de réception du centre national de pharmacovigilance, mais j’en ai eu trois de Servier ! »

Une « drogue merveilleuse »
Un mois après son signalement, il reçoit à son cabinet la visite d’un délégué de Servier. « Il vient me dire que mon observation est nulle et qu’il faut la retirer. C’était vraiment le Parisien qui descendait à Marseille ! » A la demande du CRPV, il accepte ensuite de rencontrer une médecin chargée de la pharmacovigilance chez Servier. « Elle m’a fait une leçon de biologie et m’a expliqué que je disais des bêtises. Bon, je ne lui en veux pas, elle défendait son bifteck. »
Le cardiologue admet d’ailleurs qu’il avait lui-même longtemps pensé que le Mediator était une « drogue merveilleuse » pour la prévention du diabète. « J’avoue que j’étais un bon prescripteur », dit-il. Mais la lecture de l’étude américaine et la découverte des parentés entre Isoméride, Pondéral et benfluorex l’avaient convaincu du risque de ce médicament, prescrit par certains médecins comme coupe-faim.

« J’ai dit stop, j’ai lancé l’alerte dans les quartiers à tous les patients qui avaient une fuite aortique inexplicable, et je [leur] demandais s’ils avaient pris du Mediator. Je leur faisais arrêter et les valvulopathies régressaient progressivement », affirme-t-il.
Le troisième épisode est encore plus surprenant. « Le téléphone sonne à mon cabinet et mon associé décroche. C’était la mairie de Marseille. On me passe l’adjoint au maire, chargé de la culture, un professeur de cardiologie que j’avais connu pendant mes études. Il me dit : “Georges, tu étais un très bon étudiant, tu es un homme brillant ! Comment peux-tu dire des conneries pareilles ? Il faut retirer ton signalement”. » Georges Chiche ajoute : « Le professeur de cardiologie était un jazzman et tous ses festivals étaient payés par qui vous savez. » L’instruction devait ensuite faire apparaître que le professeur en question, Roger Luccioni, mort depuis, était « étroitement lié » aux laboratoires Servier.

« Explications extrêmement floues » de Servier
Dans le milieu des cardiologues marseillais, l’accueil est tout aussi réprobateur, raconte Georges Chiche : « On a dit à mon associé que j’avais craché dans la soupe. Il leur a répondu qu’on ne mangeait pas dans la même soupe. »
Dans le même temps, la médecin chargée de la pharmacovigilance chez Servier prend contact directement avec le patient du docteur Chiche pour récupérer son dossier médical. Une démarche contraire à toute déontologie, qu’elle a justifiée plus tard en expliquant qu’elle se l’était autorisée parce que le patient, médecin, était son propre prescripteur.
« Ce qui me tue, poursuit le cardiologue, c’est que ma lettre est partie de tout en bas et qu’en haut de la pyramide la commission a été poreuse. Mon nom a été cité aux laboratoires Servier. Est-ce licite que le dénonciateur soit exposé directement et personnellement à l’industriel ? », s’interroge-t-il.

L’ex-responsable du CRPV de Marseille, Marie-Josèphe Jean-Pastor, avait cru bien faire en organisant une rencontre entre la médecin de Servier et Georges Chiche. Citée à la barre des témoins, elle explique : « Tous les dossiers graves sont transmis aux laboratoires qui fabriquent le médicament en cause. » Après le signalement, dit-elle, elle a tout de suite été contactée par la responsable de la pharmacovigilance de Servier. « C’était des choses qui se faisaient. On pouvait échanger quand il y avait un problème. Je lui ai demandé quel était le métabolisme du benfluorex. J’ai eu des explications extrêmement floues. Comme le docteur Chiche était très demandeur d’informations, il m’a paru souhaitable d’organiser cette réunion avec lui. Dans ma naïveté, je pensais que tout serait mis sur la table et que ce serait utile. Mais nous n’avons pas obtenu plus de précisions. »
« Dix ans pour qu’on retire le produit »
Quelques mois plus tard, le « cas Chiche », qu’elle avait adressé à l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps, devenue depuis Agence nationale de sécurité du médicament) en qualifiant de « plausible » le lien établi pour la première fois entre prise de Mediator et risque de valvulopathie, est déclassifié en « douteux ».
« Je n’ai pas été informée de ce déclassement », dit-elle. L’Afssaps prend acte, mais estime qu’il faut attendre que d’autres cas le confirment. « C’est surréaliste ! Le risque signalé était de taille ! », s’indigne Georges Chiche en rappelant qu’au même moment Servier retirait le benfluorex du marché en Espagne et en Italie.
« Avez-vous eu le sentiment qu’on a essayé de démonter votre observation ?, lui demande un des avocats des parties civiles.
– Oui. »
Georges Chiche énonce lettre à lettre l’acronyme de l’Afssaps, et en propose sa propre traduction : « Agence française servant à sauver les anorexigènes pour Servier ». « Moi, je suis libre, ajoute l’ex-major de sa promo. Mais je me suis retrouvé comme un jeune étudiant en médecine qui a mal fait sa copie. Mon cas est resté dans un tiroir et il a fallu dix ans pour qu’on retire le produit. Après ça, je n’ai plus fait de signalement. »
La veille, la présidente de la cour, Sylvie Daunis, avait observé : « Peu de cas sont signalés, et quand il y a un signalement, on fait en sorte de le détruire. »