Les retraites

Le Monde.fr : Réforme des retraites : « Tous les perdants ont intérêt à se mobiliser massivement et durement dès maintenant ! »

Octobre 2019, par infosecusanté

Le Monde.fr : Réforme des retraites : « Tous les perdants ont intérêt à se mobiliser massivement et durement dès maintenant ! »

Chronique

Philippe Askenazy

Chronique. Si la France s’arrange régulièrement avec les critères européens officiels de déficit et de dette publique ou viole grossièrement ses engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, elle respecte scrupuleusement les bornes dans le domaine de la santé : les dépenses courantes de santé ne doivent pas dépasser 12 % du produit intérieur brut (PIB).

Largement assumées par la Sécurité sociale, ces dépenses ont franchi les 10 % du PIB à la fin du siècle dernier, ont atteint 11,3 % dès 2003 et 11,9 % en 2009, un des plus hauts niveaux des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Depuis, elles n’ont jamais crevé le plafond des 12 points de PIB et ne sont pas descendues en deçà de 11,7, malgré les hoquets de la croissance et la succession de gouvernements.

D’où vient cette règle non écrite ? Elle n’a jamais été discutée démocratiquement en tant que telle. Elle ne correspond à aucun calcul économique scientifique lié aux besoins de la population, à ses préférences ou à l’efficience des dépenses. Elle est avant tout un choix technocratique pour mettre fin à une dérive comptable à une date.

Se fixer des règles présente plusieurs avantages pour une institution. En théorie, elle donne une crédibilité à sa parole, et elle sert d’aiguillon pour son action tout en s’extrayant des contingences politiques.

Mais la résurgence de conflits sociaux, depuis les grèves des urgences jusqu’à la multiplication des fronts catégoriels autour de la refonte des régimes de retraite, illustre la fragilité et les dérives d’un tel édifice dans le domaine social.

Pilotage automatique

La stabilité des dépenses de santé est obtenue par un suivi devenu strict de l’Objectif national des dépenses d’assurance-maladie (Ondam), fixé dans les lois de financement de la Sécurité sociale depuis le gouvernement Juppé. Mais, dix ans après, on ne peut que constater que la règle tacite des 12 % n’a pas évité l’irruption de considérations politiques pour satisfaire certaines corporations ou, par exemple, l’augmentation du nombre de places dans les hébergements pour personnes âgées, elles-mêmes de plus en plus nombreuses.

Le pilotage automatique induit en réalité une forme de facilité, en repoussant par exemple la chasse aux soins inutiles : dans un jeu à somme nulle, il suffit à la technostructure d’imposer des paramètres quantitatifs (budget, lits) qui mettent à l’épreuve certains pans de l’offre de santé, ceux dont le poids de lobbying est le plus faible. In fine, la règle devient porteuse d’inefficacité de l’action publique et de conflits.

La réforme des retraites a, elle aussi, pour objectif premier de construire un outil automatique destiné à figer les pensions versées par les systèmes obligatoires à leur niveau actuel de 14 % du PIB (soit une augmentation de 2 points en une décennie), et ce quels que soient le futur contexte macroéconomique, la démographie ou les mutations des conditions de travail. Il suffira ainsi d’adapter au fil de l’eau la valeur du point.

Le système sera certes plus simple a priori pour le décideur public, mais, ramené à un jeu à somme nulle, le nouveau régime permet à chaque travailleur, chaque groupe social de calculer aujourd’hui son gain ou sa perte dans le nouveau régime. Chacun est ainsi capable de mesurer que la promesse d’un système plus juste se fracasse sur des chiffres comme l’explosion du différentiel de pensions entre les professeurs des écoles et les hauts fonctionnaires (20 % à 60 % pour quarante ans de carrière continue et selon les corps).

La différence entre le pilotage par l’Ondam et celui par la valeur du point reste cependant que le jeu des lobbys et groupes sociaux n’est pas répété chaque année dans le second cas. Les conditions initiales du nouveau régime dit « universel » détermineront structurellement les pensions relatives de chacun. Tous les perdants ont donc intérêt à se mobiliser massivement et durement dès maintenant ! Le risque le plus important de cette règle est d’accentuer la fragmentation de la société française.

Philippe Askenazy (Chercheur au CNRS/ENS/Centre Maurice Halbwachs)