Les retraites

Le Monde.fr : Réforme des retraites : à l’Assemblée nationale, les députés s’attendent à un long marathon

Février 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : Réforme des retraites : à l’Assemblée nationale, les députés s’attendent à un long marathon

La deuxième phase de discussions parlementaires sur le projet de loi commence lundi. Au menu, soixante-cinq articles, vingt-neuf ordonnances et… 41 000 amendements.

Par Manon Rescan et Raphaëlle Besse Desmoulières

Publié le 17/02/2020

A réforme d’ampleur, débats inédits à l’Assemblée nationale. Les députés entament lundi 17 février la deuxième phase de discussions parlementaires sur la réforme des retraites. Après avoir passé dix jours pleins en commission spéciale à débattre du texte, ils se retrouvent à partir de 16 heures dans l’hémicycle. Théoriquement, le vote du texte est prévu le 3 mars mais personne ne croit à ce délai au Palais-Bourbon. Enième incertitude dans une procédure dont les conditions d’organisation questionnent et seront invoquées lors de la vraisemblable saisine du Conseil constitutionnel.

Mardi 11 février dans la soirée, les débats en commission se sont achevés sans atteindre la fin du texte. « C’est une première depuis 2008 », note l’historien Christophe Bellon, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université catholique de Lille, spécialiste de l’histoire parlementaire. Il constate aussi que « c’est la première fois qu’il y a eu une manœuvre d’obstruction en commission ».

Les délais d’examen du texte choisis par la majorité et le gouvernement étaient trop courts pour passer en revue l’ensemble des 22 000 amendements qui avaient été déposés – un record pour ce quinquennat –, dont 19 000 par le groupe de La France insoumise (LFI). Au total, les députés en ont examiné 5 566. « L’ensemble des sujets ont pu être abordés même si on n’est pas allés au bout de l’examen des articles à proprement parler », relativisait, mardi, Marie Lebec, vice-présidente du groupe La République en marche (LRM), renvoyant la responsabilité de cette situation au groupe LFI.
41 000 amendements ont été déposés
Comme le permet la Constitution dans ce cas de figure, les députés reprendront le texte à zéro en séance publique, lundi, en travaillant à partir de la version du gouvernement et non celle de la commission. Et cette fois pas moins de 41 000 amendements ont été déposés – un nouveau record –, dont 23 000 de LFI et 13 000 des communistes.

Pour les examiner, les députés devraient siéger les week-ends. Les vacances parlementaires prévues à partir du 6 mars, avant les élections municipales, peuvent être annulées. « Ça va durer le temps que ça durera, mais on va devoir être tous et toutes présents. (…) Ça va être un combat et on va avoir besoin de toutes les énergies », a prévenu Guillaume Gouffier-Cha, rapporteur général LRM du texte, mardi soir, lors d’une rencontre des députés de la majorité avec Emmanuel Macron.
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Pour le député socialiste de l’Ardèche Hervé Saulignac, cette situation résulte des conditions d’examen du texte imposées par l’exécutif. « Une provocation à laquelle LFI [en déposant des milliers d’amendements] répond par une provocation, a-t-il expliqué sur La Chaîne parlementaire mercredi. Il y a une concertation d’un an et demi, puis un texte de 300 pages et une étude d’impact de 1 000 pages déboulent quatre jours avant le débat. »
Le délai d’examen du texte est « extraordinairement court », selon le constitutionnaliste Didier Maus. Le texte a été présenté en conseil des ministres le 24 janvier, et les députés ont eu une semaine pour l’étudier avant de proposer des amendements.

« Cette réforme est un gruyère »
Le gouvernement a opté pour la procédure accélérée, employée quasiment pour tous les textes depuis plusieurs années, mais qui compacte les délais d’examen du texte en les limitant à un aller-retour entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Un calendrier justifié par le souhait du gouvernement de voir le projet de loi définitivement voté « avant le début du mois de juillet », explique Marc Fesneau, ministre chargé des relations avec le Parlement. L’hémicycle du Palais-Bourbon sera en effet hors d’usage cet été et jusqu’en octobre en raison de travaux. Et pas question pour l’exécutif de reporter de plusieurs mois l’aboutissement de ce feuilleton.

« Cela fait dix-huit voire vingt-quatre mois que les termes du débat et les fondements de la réforme ont été posés », rappelle toutefois M. Fesneau. Le hic : les modalités précises de sa mise en œuvre ne sont pas toutes arrêtées. « Cette réforme des retraites est un gruyère, il y a plus de trous que de matière », ironisait Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste, mercredi, devant l’Association des journalistes parlementaires.

Plusieurs discussions sur des sujets-clés sont toujours en cours. C’est notamment le cas sur un point central : le financement à court et moyen terme du système. Il a été renvoyé à une conférence réunissant les partenaires sociaux et qui doit rendre ses conclusions d’ici à la fin avril – soit une fois que l’Assemblée aura fini l’examen du texte en première lecture. Idem pour d’éventuelles avancées sur la pénibilité ou le minimum de pension. « Tous les jours arrivent de nouvelles propositions qui n’ont pas été discutées ni mesurées. Plus ça va, moins cette réforme est simple. On se demande si c’est de l’amateurisme ou une volonté de brouiller les cartes », réagit Régis Mezzasalma de la CGT.

Interrogations de certains macronistes
La réforme « n’est pas prête, truffée d’ordonnances, accompagnée d’une étude d’impact lacunaire et tendancieuse. (…) Vous devriez donc la retirer, plutôt que de forcer le passage au Parlement », a dénoncé le communiste Pierre Dharréville (Bouches-du-Rhône), mardi, lors des questions au gouvernement.
Les députés sont agacés. Le texte de soixante-cinq articles compte vingt-neuf ordonnances qui, quoique fréquentes, les privent d’une partie de la rédaction du texte. D’autant que le Conseil d’Etat s’est lui-même ému du recours à ce véhicule « pour la définition d’éléments structurants du nouveau système de retraite », ce qui « fait perdre la visibilité d’ensemble qui est nécessaire à l’appréciation des conséquences de la réforme et, partant, de sa constitutionnalité et de sa conventionnalité ».
A ces incertitudes se sont ajoutées les interrogations de certains macronistes. Mercredi, deux piliers de la commission des finances de l’Assemblée nationale, Laurent Saint-Martin et Emilie Cariou, ont écrit au premier ministre, Edouard Philippe, pour demander des réponses sur les implications financières de la réforme.

« Les députés vont voter dans le noir ! », a ironisé le président Les Républicains (LR) du Sénat, Gérard Larcher, mercredi sur la plate-forme de vidéo Twitch. « C’est dans le droit fil de l’élaboration de cette réforme, il n’y a pas la volonté de concerter les rouages basiques de la démocratie politique », s’insurge le président (LR) de la commission des finances de l’Assemblée nationale, Eric Woerth.

Le renvoi à la « confiance » dans le dialogue social a été constamment invoqué par la majorité pour justifier cette situation. « On ne peut pas nous avoir reproché pendant des mois de ne pas avoir parlé avec les syndicats et ensuite nous reprocher de discuter », assène Marc Fesneau, qui rappelle que ce mode opératoire avait déjà été utilisé lors de la réforme ferroviaire en 2018. « Les partenaires sociaux ne sont pas des acteurs constitutionnels. Ce n’est pas le Conseil économique, social et environnemental [CESE] qui vote la loi mais l’Assemblée nationale et le Sénat », rappelle toutefois le constitutionnaliste Didier Maus.

« Réduction des droits du Parlement »
« Je n’ai jamais vu ça sur un texte aussi majeur qui va changer la vie de millions de personnes. Ils ont contraint les débats dans des limites rarement atteintes », se désole un fin connaisseur des retraites. « Des délais aussi courts ne sont pas contraire au règlement de l’Assemblée nationale, dit Didier Maus. Mais si quand on vote sur l’état d’urgence, on comprend l’urgence, là on ne peut pas dire qu’on était à huit jours près. Il n’est pas raisonnable de dire “on a mis deux ans à monter un projet et il faudrait que le Parlement délibère en trois mois”. »

« On est dans un climat où la discussion parlementaire est considérée comme retardant une réforme inéluctable ; on est dans une réduction des droits du Parlement, renchérit Bruno Daugeron, professeur de droit public à l’université Paris-Descarte. Ça me semble malsain : soit on considère que le temps parlementaire est un temps où l’on peut changer les choses, soit on considère que c’est dans le programme, décidé dans les ministères et on supprime le Parlement ! »
Tout cela risque d’aboutir, comme en commission, à un débat illisible, dont la majorité s’interroge sur la capacité à aboutir. Dans ce contexte, le spectre de l’utilisation de l’article 49.3 de la Constitution, qui permet de provoquer un vote sur un texte sans le discuter, a ressurgi. Un objectif visé par LFI. « On va faire en sorte qu’ils ne puissent pas finir le 3 mars ou alors qu’ils aient besoin du 49.3 », a déclaré le député « insoumis » Eric Coquerel.
Cette option divise toutefois franchement la majorité. « Cela reviendrait à tuer le débat », estime Marie Lebec, vice-présidente du groupe LRM. Pour Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, « le 49.3 serait un scandale ». « Le Parlement doit avoir le temps nécessaire pour étudier tous les amendements, dit-il au Monde. S’il faut plus de quinze jours, il faut plus de quinze jours. »

Dans ce contexte, cet ensemble de facteurs pourraient être considérés, en cas de saisine du Conseil constitutionnel, comme une atteinte à la sincérité des débats. « Chaque élément pris individuellement n’est pas inconstitutionnel mais c’est la juxtaposition qui créé le risque, estime Didier Maus. Le Conseil constitutionnel hésite beaucoup à annuler la totalité d’une procédure. »

« S’il ne le fait pas là, il ne le fera jamais, estime un haut fonctionnaire. C’est comme une arme de dissuasion massive. C’est fait pour ne pas s’en servir mais si vous êtes agressé et que vous ne l’utilisez pas, elle devient inutile. » Un risque qui n’inquiète pas l’exécutif. « Pas à ce stade », précise Marc Fesneau.