Les retraites

Le Monde.fr : Réforme des retraites : les interrogations soulevées par l’étude d’impact du gouvernement

Janvier 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : Réforme des retraites : les interrogations soulevées par l’étude d’impact du gouvernement

Selon ce document très attendu et critiqué par le Conseil d’Etat, la part des dépenses liées aux retraites devrait diminuer dans les prochaines années, mais les projections financières restent « lacunaires ».

Par Bertrand Bissuel •

Publié le 25/01/2020

Alors qu’elle continue d’être dénoncée par plusieurs centrales syndicales et d’inspirer de la défiance dans une large partie de l’opinion, la réforme des retraites vient de franchir un cap décisif. Vendredi 24 janvier, deux projets de loi – l’un ordinaire, l’autre organique – ont été présentés en conseil des ministres. Ces textes font office de feuilles de route à l’un des plus vastes chantiers lancés depuis la Libération pour transformer notre Etat-providence : il s’agit, en l’occurrence, d’instaurer un système universel de pensions par points (et non plus en annuités, comme aujourd’hui pour le régime de base du secteur privé) qui se substituera, à terme, aux 42 caisses existantes.

L’exécutif assure que le futur dispositif, qui commencera à se déployer à partir de 2021, sera plus équitable, tout en protégeant « mieux les plus fragiles ». Son objectif est également de « redonne[r] de la valeur au travail », en incitant les personnes à prolonger leur carrière professionnelle par le biais d’un âge d’équilibre (ou âge pivot).

Sur un millier de pages, l’étude, coproduite par plusieurs administrations centrales de Bercy et de ministères sociaux, passe en revue les conséquences du projet

Souvent comparée à l’ascension de l’Everest, cette réforme a des incidences innombrables, qu’une « étude d’impact », diffusée vendredi, tente de cerner. Rarement un document de cette nature n’aura été guetté avec autant de curiosité. C’était même le rapport « le plus “wanted” [recherché] du moment », pour reprendre un anglicisme glissé, il y a quelques jours, par une collaboratrice d’un membre du gouvernement.

Sur un millier de pages, l’étude en question, coproduite par plusieurs grandes administrations centrales de Bercy et de ministères sociaux, passe en revue les conséquences du projet : évolution du niveau de pension en fonction, notamment, des métiers et de la génération, analyse des écarts entre les hommes et les femmes, décorticage des changements dans le pilotage du système… Une masse colossale d’informations qui va alimenter les débats, voire la controverse.

« Stabiliser la dépense »

L’un des statistiques très commentées a trait à la part des dépenses de retraites dans le PIB : d’un montant de 325 milliards d’euros en 2018, celles-ci représentaient 13,8 % de la richesse nationale cette année-là. Soit un effort consacré au paiement des pensions qui est supérieur à celui des autres pays européens, en moyenne. Dans les années à venir, il va toutefois s’amoindrir, pour passer à 13,3 % en 2040 et 12,9 % en 2050. Le repli, même s’il n’est pas spectaculaire, attire l’attention car il semble aller à rebours d’engagements pris par le pouvoir en place.

Lorsqu’il s’occupait du dossier, en tant que haut-commissaire, Jean-Paul Delevoye avait, en effet, déclaré à maintes reprises que le système universel serait bâti avec une « enveloppe budgétaire constante ». Beaucoup ont interprété ces quelques mots comme la promesse d’un maintien durable du taux de 13,8 %.

C’est, en particulier, le cas de responsables de syndicats dits « réformistes », qui regardent avec bienveillance le projet. « Dans notre esprit, il s’agissait clairement de rester au même pourcentage. C’est comme ça qu’on l’a compris, confie Cyril Chabanier, le président de la CFTC. Il est hors de question que l’Etat profite de la réforme pour diminuer les dépenses. » Dominique Corona, le « monsieur retraites » de l’UNSA, se dit, de son côté, « étonné » : « Nous avons l’intention de regarder les raisons de cette baisse. » Dans l’avis qu’il a rendu, vendredi, sur les textes de loi, le Conseil d’Etat considère, tout comme MM. Chabanier et Corona, que l’objectif initial du projet est « de stabiliser la dépense liée aux retraites à 14 % du PIB ».

Pas du tout, objectent deux sources gouvernementales : le but, assurent-elles, n’est pas de se caler sur un ratio quelconque mais de suivre la « trajectoire » de dépenses tracée par le Conseil d’orientation des retraites (COR), en l’absence de réforme. C’est, d’ailleurs, ce qu’avait préconisé M. Delevoye dans un rapport remis en juillet 2019. Ainsi, en extrapolant les projections du COR, on aboutit aux taux – évoqués plus haut – de 13,3 % en 2040 et 12,9 % en 2050.

Le fait que la tendance soit à la diminution résulte, en très grande partie, des réformes passées (1993, 2003, 2010, 2014) : comme le relève l’étude d’impact, elles « ont permis de contenir la part de la richesse nationale consacrée aux retraites », notamment en repoussant l’âge pour pouvoir liquider sa pension et en changeant les modalités de revalorisation des droits à l’assurance-vieillesse. Précision importante : le fait que les dépenses soient appelées à reculer, proportionnellement au PIB, signifie qu’elles augmenteront moins vite que la richesse nationale ; mais en valeur absolue, elles continueront de progresser.

Inconnues

Autre élément mentionné dans l’étude d’impact, qui vise à prévenir toute analyse hâtive : les pourcentages, projetés « à horizon de trente ans », doivent être pris « avec prudence ». D’abord parce qu’ils reposent sur des hypothèses de croissance de la productivité (+ 1,3 % par an) susceptibles d’être bousculées. En outre, l’installation du système universel s’accompagne de diverses mesures, qui vont avoir un coût : ainsi en va-t-il – entre autres – des « revalorisations salariales dans la fonction publique, à destination notamment des enseignants et des personnels de la recherche » ; celles-ci « auront un effet progressif sur l’évolution de la dépense (…) d’ici 2050 ». D’autre part, le calcul des droits acquis en vertu des règles actuelles va dépendre de mécanismes qui ne sont pas encore arrêtés chez certaines catégories – notamment les agents du public. Or la facture peut être plus ou moins salée selon la méthode retenue.

Le plus crucial, pour le gouvernement, est sans doute de convaincre que le système universel ne vise pas à faire des économies sur le dos des assurés

Par conséquent, des inconnues subsistent. Le Conseil d’Etat s’en est d’ailleurs plaint, mais pour d’autres raisons, dans son avis rendu vendredi. Les projections financières « restent lacunaires », écrit-il, au point que, « dans certains cas, cette étude [d’impact] reste en deçà de ce qu’elle devrait être ». Dès lors, poursuit-il, « il incombe au gouvernement de l’améliorer encore avant le dépôt du projet de loi au Parlement ».

L’institution sise place du Palais-Royal à Paris aimerait notamment que des éclaircissements soient apportés sur l’incidence « de l’âge moyen plus avancé de départ à la retraite » – autrement dit, sur le fait de vouloir encourager les assurés à garder leur poste plus longtemps, une fois passé la soixantaine. Une telle orientation est de nature à influencer « le taux d’emploi des seniors » mais aussi « les dépenses d’assurance-chômage et celles liées aux minima sociaux », si des salariés âgés restent privés d’activité. Autant de conséquences qui sont mal documentées, à ce stade, aux yeux du Conseil d’Etat.

Le pouvoir en place doit donc faire la lumière sur plusieurs thématiques. Mais le plus crucial, sans doute, est pour lui de convaincre que le système universel ne vise pas à faire des économies sur le dos des assurés. L’étude d’impact lui fournit des arguments, notamment en mettant en exergue « une augmentation des pensions moyennes dans le système universel ». Une telle amélioration, complète-t-elle, « est rendue possible par la hausse de la durée de carrière moyenne et de l’âge moyen de départ à la retraite ».

Toutefois, le copieux document publié vendredi risque fort d’être contesté, tout comme l’avaient été les simulations diffusées au second semestre 2019 par les services de M. Delevoye. Des contre-expertises critiques avaient fusé, à l’initiative de divers acteurs (économistes, syndicat, collectifs citoyens). Vendredi matin, sur France Inter, la ministre du travail, Muriel Pénicaud, a alimenté les interrogations en affirmant qu’« on ne peut pas faire un simulateur tant que le système n’est pas stabilisé ». Or il y en a un, à la disposition de tous, sur le site Internet du secrétariat d’Etat chargé des retraites.

La conférence sur le financement du système, qui doit débuter jeudi 30 janvier, offrira peut-être la possibilité de dissiper les zones d’ombre. Réclamé par la CFDT, cet exercice va réunir les partenaires sociaux, afin d’identifier des solutions pour équilibrer financièrement le régime d’ici 2027.

Plusieurs économistes, parmi lesquels Jean Pisani-Ferry, aident la centrale de Laurent Berger à préparer sa réflexion et espèrent que les discussions concourront à « faire place à une expertise objective et indépendante ». D’après le député (La République en marche, Vienne) Sacha Houlié, l’une des figures de l’aile gauche de la majorité, cette conférence peut également contribuer à faire émerger des idées de « droits nouveaux », notamment sur le maintien en activité des seniors et le cumul emploi-retraite. A l’en croire, les jeux restent donc ouverts.