Le droit à la santé et à la vie

Le Monde .fr : TRIBUNE « L’accès aux soins ne pourra être réel que si ce système est repensé avec une approche féministe »

Avril 2023, par infosecusanté

Le Monde .fr : TRIBUNE « L’accès aux soins ne pourra être réel que si ce système est repensé avec une approche féministe »

Collectif

Pour répondre aux besoins en santé de toutes les populations, notamment les minorités et les femmes, considérées comme moins rentables par les grands laboratoires, les politiques du médicament doivent être radicalement transformées, explique un collectif dont Anne-Sophie Leroux, Pauline Londeix et Jérôme Martin font partie, dans une tribune au « Monde ».

Publié le 07/04/2023

La limitation de l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans différents pays, les débats sur sa constitutionnalisation en France et la confusion entretenue entre « droit » et « liberté » ont montré la précarité de ce droit fondamental à travers le monde. L’opérationnalisation de l’accès aux pilules abortives semble aujourd’hui un élément essentiel pour le rendre effectif. Récemment, les tensions d’approvisionnement en France sur ces mêmes pilules posent des questions majeures. Les politiques du médicament doivent être elles aussi repensées sous un angle féministe.

« Le corps des femmes a été peu étudié, et par conséquent mal soigné. » C’est le constat de l’infectiologue Antonella Viola : en matière de recherche médicale et d’attention aux corps des femmes, des différences inexistantes ou issues de constructions sociales ont été essentialisées, alors que de réelles différences d’ordre biologique ont été ignorées. Cette thèse recoupe ce dont nous faisons toutes et tous un jour l’expérience et les constats que nous avons pu dresser à travers de nombreux travaux : le système de recherche et développement, de production et d’accès aux diagnostics, médicaments et produits de santé n’est pas guidé par les besoins en santé de toutes les populations.

Ce système défavorise les populations considérées comme moins rentables et discriminées, comme les femmes, les personnes LGBTQI et toutes celles vivant dans les pays à bas et moyens revenus. Ainsi, les maladies « tropicales » font l’objet de très peu de recherches biomédicales. Ce sont souvent des fondations ou des ONG qui sont à l’origine des découvertes scientifiques majeures. Et le nombre de personnes touchées compte bien moins que l’endroit où elles vivent et leurs statuts socio-économiques. Il s’agit donc bien d’un problème global : les inégalités mondiales en santé concernent autant le design des essais et les objectifs de recherche que l’accès aux médicaments.

Différences morphologiques peu étudiées
D’autres exemples, touchant spécifiquement les femmes, y compris dans les pays riches, sont également frappants. C’est le cas de l’endométriose, affection pourtant très courante, pour laquelle il n’existe aucun traitement médicamenteux de la maladie elle-même, très peu de recherche sur les causes et facteurs, et aucun diagnostic non invasif digne de ce nom. Car une autre façon de nier une priorité de santé est de délaisser la recherche et la production d’outils permettant de la détecter et donc de mesurer l’importance du problème.

Les différences morphologiques sont très peu étudiées. C’est le cas des antirétroviraux utilisés contre le VIH. Cet angle mort a poussé des femmes à sous-doser elles-mêmes leur prise quotidienne d’un traitement antirétroviral pour en réduire la toxicité, au risque de moins bien contrôler le virus et de développer des résistances. Les interactions entre traitements hormonaux et antirétroviraux ont quant à elles été très peu étudiées. Plus récemment, les conséquences potentielles des vaccins à ARN messager contre le Covid-19 sur les cycles menstruels n’ont pas été prises en considération dans les protocoles cliniques.

Le système actuel de production pharmaceutique cause par ailleurs de nombreuses pénuries structurelles qui concernent également des médicaments et produits de santé utilisés spécifiquement par les femmes, comme les pilules contraceptives, ou par les personnes transgenres, comme les hormones, qui sont de plus en plus contraintes de les commander en ligne, en dehors de tout circuit sécurisé. De même, à l’été 2022, des ruptures de pilules utilisées dans le cadre d’IVG, telles que le misoprostol, ont été causées par des impuretés détectées sur l’unique site de production de l’industriel Norgine.

Angles morts
La concentration de la production et le monopole lié à la détention de brevets par une poignée de firmes ont des répercussions majeures sur notre sécurité sanitaire et peuvent limiter la possibilité pour des personnes de recourir à leur droit d’interrompre une grossesse. Une production locale et publique permettrait de réduire ce risque, d’empêcher que la production des pilules des générations précédentes soit complètement abandonnée suite à la mise sur le marché des nouvelles, sous brevets, mais aussi d’éviter les pressions des militantes anti-choix comme elles ont pu s’exercer aux Etats-Unis sur l’unique fabricant du Mifegyne, Nordic Pharma.

L’accès aux soins et à des produits de santé adaptés aux besoins de tous et toutes ne pourra être réel que si ce système est repensé avec une approche féministe. Cela requiert de s’interroger : qui décide des politiques de santé et des politiques industrielles dans les instituts de recherche ? Quelle est la place des femmes, des minorités, des patientes dans les instances chargées de définir les priorités ? Pour l’endométriose, la majeure partie de la reconnaissance de la maladie a été réalisée grâce aux efforts politiques et éducatifs de patientes expertes, qui sont exclues des instances décisionnaires quand leur voix ne correspond pas aux intérêts lucratifs. Quand est-ce que les femmes responsables d’avancées majeures cesseront-elles d’être effacées ? Françoise Barré-Sinoussi, la codécouvreuse du VIH, il y a tout juste quarante ans, a été invisibilisée pendant plus de deux décennies avant que le prix Nobel de médecine en 2008 ne rattrape en partie cette injustice.

Le système actuel de recherche, de développement et de production pharmaceutique crée donc de nombreux angles morts dans la prise en compte des spécificités des femmes, des minorités et d’une grande partie de la population mondiale. L’élaboration des politiques de santé doit être menée par l’ensemble des concernés si on ne souhaite pas que des populations entières continuent d’être ignorées. La science doit reprendre sa place au service de l’humain et être pensée comme telle. Pour répondre aux besoins en santé de toutes et tous, les politiques du médicament doivent donc être, elles aussi, féministes.

Les signataires : Sophie Crozier, praticienne hospitalière à l’hôpital Pitié-Salpétrière (AP-HP, Paris) ; Anne-Sophie Leroux, cofondatrice de Chez Mona ; Pauline Londeix et Jérôme Martin, cofondatrice et cofondateur de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament ; Giovanna Rincon et Simon Jutant, codirectrice et codirecteur d’Acceptess-T ; Anna Stevenson, présidente fondatrice de l’association Adénomyose et endométriose pour la recherche scientifique ; Mathilde Viot, experte égalité femmes-hommes et autrice.