Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : Tribune : Passe sanitaire : « L’échec du discernement politique aura été de ne pas saisir l’importance d’un dialogue avec la société »

Août 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr : Tribune : Passe sanitaire : « L’échec du discernement politique aura été de ne pas saisir l’importance d’un dialogue avec la société »

Emmanuel Hirsch
Professeur d’éthique médicale, université Paris-Saclay

Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale estime, dans une tribune au « Monde », que les pouvoirs publics et au premier chef, le président de la République devraient porter une attention plus soutenue aux protestations de la société civile contre le passe sanitaire, sur le thème des libertés publiques.

Publié le 07 août 2021

Les processions modernes que sont les manifestations hostiles au passe sanitaire ont réuni samedi 31 juillet 204 090 personnes. Dans une société sécularisée, la revendication des libertés publiques se substitue à l’invocation de la miséricorde divine par les pénitents au cours des grandes épidémies du passé.

L’affirmation de droits et de convictions personnelles, y compris à rebours des évidences et des contraintes imposées par la dynamique pandémique, serait le chemin du salut, sauvegardant les principes démocratiques érigés au rang de règles de foi. Ce recours au registre du religieux pour tenter d’interpréter nos croyances et nos pratiques laïques en temps de pandémie, peut s’appliquer à l’onction républicaine que représenterait la vaccination et au viatique que devient le passe sanitaire.

Le chef de l’Etat ne s’est-il pas investi d’une fonction hiératique à vouloir, dans le secret des délibérations du conseil de sécurité sanitaire, décider en tout ? Y compris en pariant contre l’expertise scientifique, estimant qu’infaillible il s’exonérait de tout jugement critique à l’égard de ses choix.

Nous n’avons pas produit une pensée et une politique à hauteur de défis inédits et complexes, dont l’issue ne dépend pas seulement des capacités biomédicales à produire un vaccin et de la résolution internationale à le rendre accessible à tous. Si les discours incantatoires n’ont aucune prise sur le réel, c’est parce qu’il leur manque une capacité d’analyse et de synthèse, et qu’établir des diagnostics immédiats ne suffit pas pour crédibiliser une stratégie et mobiliser une société qui a substitué la défiance à la foi.

Manifestants vaccinés
Manque un récit collectif qui permette de nous comprendre, de nous situer et d’être reconnus à notre juste place afin de contribuer, en responsabilité, à un engagement dans la durée. Mais ce qui semble faire tout autant défaut, c’est l’énoncé de règles de gouvernance respectueuses de notre attachement éthique à des principes que des décisions contestables sont de nature à bafouer.

L’exigence de réforme d’une méthode que réfutent ceux qui protestent dans la rue contre ce qu’ils considèrent comme une forme d’arbitraire déraisonnable, doit être prise au sérieux, respectée dans ce qu’elle exprime et considérée comme une alerte. Convient-il de rappeler que nombre de manifestants affirment être vaccinés ? Ils ne peuvent donc pas être assimilés à cette communauté informelle d’irrédentistes ou de factieux que certains stigmatisent à mauvais escient ?

L’irruption d’une parole souvent argumentée, opposée à la logique du gouvernement ou en demande de clarifications précises, n’est-elle pas annonciatrice de l’arraisonnement d’un espace public de concertation qui systématiquement, depuis le début de la crise, a été refusé par l’exécutif ? Le conseil scientifique Covid-19 préconisait il y a un an encore (le 27 juillet 2020), une initiative jusqu’à ce jour déconsidérée par les décideurs publics : « Un dialogue avec la société civile et une nouvelle stratégie de communication sont également des points-clés. »

L’échec du discernement politique aura été de ne pas saisir l’importance d’un dialogue avec la société, organisé pour s’informer réciproquement, se concerter, valoriser les acquis, anticiper les éventualités et partager le temps d’une consultation avant d’assumer les décisions de l’Etat.

Catalyseur d’une crise éthique
L’intelligence voudrait que le gouvernement comprenne l’opportunité de reconnaître la nécessité d’intégrer ce moment significatif d’une mobilisation éthique, plutôt que de s’employer à en relativiser l’importance, et de proposer des modalités concrètes de prise en compte d’opinions et d’analyses ouvertes à la discussion. Ce serait aussi prévenir le risque d’une radicalisation de positions alors dévoyées par des activistes peu préoccupés du bien commun.

En ce qu’il incarne de l’idée de liberté, d’autonomie, ainsi que des principes de justice et de non-discrimination provisoirement révoqués, il n’est pas surprenant que le passe sanitaire ait été le révélateur et le catalyseur d’une crise éthique qui affecte depuis des mois, de manière subreptice, le processus décisionnel. Il est sage d’en convenir et d’envisager enfin un mode de gouvernance qui ne limite pas son souci éthique à l’attention accordée aux vulnérabilités humaines et sociales consécutives à la crise sanitaire.

Les débats parlementaires précédant l’adoption, le 25 juillet, du projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire ont témoigné, si nécessaire était, de la vigilance nécessaire de notre représentation nationale, attachée à limiter la tentation d’une application excessive et discriminatoire du passe sanitaire. Mais il devrait en être de même s’agissant de toute mesure restrictive qu’imposeraient les circonstances, et qu’il nous faudrait désormais anticiper et évaluer du point de vue de son applicabilité et de sa soutenabilité.

Le 21 juillet, la Commission nationale de l’informatique et des libertés [CNIL] publiait des « mises en garde sur l’extension du passe sanitaire » : « La CNIL alerte le Parlement sur le fait qu’instituer un passe sanitaire pour l’accès à des lieux de la vie courante et de nombreux moyens de transport est un choix éthique. Il faut éviter toute banalisation de ce type de mesure. »

Un « horizon d’espérance »
Qu’en est-il d’un « choix éthique » qui ne relèverait pas de l’examen scrupuleux de ses conséquences au regard de l’effectivité et de la recevabilité de ses finalités ? Comment nous prémunir de la tentation d’une banalisation de mesures cumulatives, parfois imposées de manière hâtive sans avoir exploré la moindre alternative, sans mesurer l’acceptabilité de ses conséquences et sans décider de modalités rigoureuses de suivi et de contrôle dans le cadre d’une information transparente et accessible à tous ?

Certaines voies s’avèrent impraticables. S’obstiner à exercer une autorité discutable parce qu’elle suscite des inquiétudes fondées au regard des valeurs de loyauté, de liberté et de justice, c’est affaiblir un pouvoir d’action dont on sait quels sont ses impératifs et ses contraintes dans un contexte d’urgence peu maîtrisable.

J’évoquais la pauvreté de nos discours et de nos rites républicains pour affirmer des repères intangibles et se fixer un « horizon d’espérance » dans des circonstances extrêmes qui altèrent nos certitudes et défient nos convictions. Peut-être que s’esquisse aujourd’hui l’opportunité d’envisager enfin une démocratisation de la gestion politique de la crise sanitaire.

Le Parlement a démontré l’importance de sa fonction de contrôle des décisions de l’exécutif, et la scène publique s’éveille sur des débats d’éthique politique au moment où la vie culturelle reprend ses droits. Le politique retrouve sa fonction, relevant d’un ordre distinct du registre religieux : celui de l’exigence démocratique. Quelle justification pourra désormais s’y opposer ?