Perte d’autonomie, “dépendance”

Le Monde.fr : « Tu tiens, et puis tu finis par lâcher la barre » : étudiant et aidant, une double vie à hauts risques

Décembre 2019, par infosecusanté

Le Monde.fr : « Tu tiens, et puis tu finis par lâcher la barre » : étudiant et aidant, une double vie à hauts risques

Par Alice Raybaud •

Publié le 3 décembre 2019

Pendant trois ans, Mathilde a passé presque toutes ses nuits à l’hôpital. Directement après la fac, elle se rendait au chevet de sa petite sœur, atteinte d’une leucémie depuis l’âge de 5 ans. Mathilde la veillait, allongée sur un lit d’appoint, l’aidait à se nourrir avec sa sonde ou l’accompagnait aux toilettes dès lors qu’elle ne pouvait plus se déplacer seule. Au petit matin, elle reprenait le chemin de la faculté de sciences du langage de Toulouse, les yeux lourds de sommeil, et ses révisions laissées de côté. « Mon père travaillait. Ma mère restait à l’hôpital toute la journée : j’étais son seul relais pour lui permettre de se reposer la nuit », raconte la jeune femme de 22 ans, aujourd’hui en master de communication.

Parfois, on la remplaçait pour la nuit. Mais Mathilde ne sortait pas pour autant avec ses camarades étudiants, qu’elle connaissait d’ailleurs « à peine ». Elle allait récupérer son frère à sa sortie du collège et s’occupait des tâches ménagères qui s’accumulaient à la maison. En deuxième année de licence, ses notes commencent à chuter. « Peut-être aurais-je eu le temps de plus réviser… Mais il était hors de question que je prenne ce temps pour moi : il y avait plus important », confie celle qui a été aidante de ses 15 ans à ses 21 ans.

Comme Mathilde, de nombreux jeunes accompagnent un proche malade ou handicapé, au détriment de leur scolarité. En France, ils sont 500 000 âgés de moins de 25 ans (sur 11 millions d’aidants en France) à assister un parent, dont de nombreux étudiants, estime l’association Jeunes AiDants Ensemble (JADE). Troubles de l’attention, absentéisme, décrochage : les risques sont nombreux pour ceux qui font des études et sont en même temps happés par leurs tâches, entre soins, ménage et papiers administratifs.

Adapter son rythme d’études

Cette vie parallèle est souvent invisible. « Ces étudiants ne savent pour la plupart pas qu’ils sont “jeunes aidants” car la société connaît à peine leur existence, observe Françoise Ellien, psychologue et présidente de l’association JADE. Ce sont des jeunes en pleine construction identitaire qui doivent composer avec les mêmes risques physiques et mentaux que les adultes aidants. »

Ces jeunes sont sortis de l’ombre à l’occasion du « plan aidant », annoncé le 23 octobre par le gouvernement. Deux mesures leur sont consacrées : la sensibiliation des personnels éducatifs à cette problématique – pour mieux les repérer et les accompagner – et la possibilité d’un aménagement des rythmes d’études. Ils peuvent dès à présent saisir les s’est le cas pour les étudiants en situation de handicap.

« Je n’ai pas d’endroit serein pour réviser. Aucun moment pour me ressourcer », explique Anaïs

Chemise bleu pâle et haut chignon, Anaïs, 22 ans, sort les traits tirés de sa journée de stage à France Télévisions. De la classe prépa littéraire jusqu’en master lettres et multimédia à la Sorbonne, son quotidien d’étudiante s’est toujours accompagné d’une lourde « charge mentale et nerveuse ». Anaïs a 10 ans quand son frère, Paul (le prénom a été modifié), naît prématurément. Le petit garçon est atteint du syndrome de Prader-Willi, une maladie génétique qui retarde la croissance, la mobilité, le développement mental, et trouble l’alimentation. « Face à la maladie, toute la cellule familiale a été touchée », raconte Anaïs.

A mesure qu’Anaïs grandit, elle prend de plus en plus de responsabilités. Quand ses parents tombent, épuisés, c’est elle qui prend le relais. « Je deviens alors le troisième parent, je fais les lessives, la vaisselle, je m’occupe de mon deuxième petit frère, et je veille sur Paul. » A table, il faut faire attention à ce qu’il ne mange pas trop vite, et gérer ses colères qui peuvent exploser à tout moment. Ses fugues, chutes et insomnies font partie du quotidien. « L’ensemble de la vie s’organise autour de Paul, de son rythme et de ses crises, explique-t-elle. Je n’ai pas d’endroit serein pour réviser. Aucun moment pour me ressourcer. »

Deux rôles de front

La situation est d’autant plus complexe en période d’examens. Qu’importe le calendrier scolaire, la maladie ne se met pas sur pause. « Une semaine avant mes concours d’écoles de journalisme, en licence, mes parents ont dû passer plusieurs jours au lit car ils étaient exténués, se souvient Anaïs. Je me suis occupée de mes deux frères au lieu de travailler. » A l’issue des concours, elle ne décroche aucune école.

Même mésaventure pour Charlène, alors étudiante en master métiers de l’enseignement, et aidante de sa mère, atteinte d’un cancer du côlon et de troubles de la mémoire. Lorsqu’arrive le concours du capes, Charlène doit s’absenter, et ne trouve personne pour s’occuper de sa mère durant cinq jours. « Du coup, j’avais l’esprit ailleurs, je savais que tout pouvait arriver, raconte la jeune femme de 25 ans. Entre deux épreuves, j’ai reçu un coup de téléphone des pompiers : ma mère avait laissé le gaz ouvert. Ils m’ont sommée de rentrer. »

52 % des jeunes aidants interrogés ont du mal à se concentrer la journée, notamment à cause de la fatigue

« Ces étudiants prennent de fait la place du parent, mais doivent continuer en parallèle à jouer leur rôle de jeune adulte : assumer les deux rôles est épuisant, observe Hélène Rossinot, médecin et auteure d’Aidants, ces invisibles (L’Observatoire, 176 pages, 17 euros). L’inversion des rôles, l’isolement social, le stress de la vie quotidienne, auxquels s’ajoute cette nécessité de garder sa propre place : le mélange est explosif, au niveau physique et mental. » Selon une étude Novartis-Ipsos de 2017, 52 % des jeunes aidants interrogés ont du mal à se concentrer la journée, notamment à cause de la fatigue, et cela culmine à 66 % pour ceux qui s’occupent seuls de leur proche.

Les ruptures de parcours ne sont pas rares pour ces étudiants. « Tu tiens, tu tiens, et puis tu finis par lâcher la barre », résume Anaïs, qui, après avoir eu des problèmes de santé en prépa, craque en 2018, alors qu’elle vient de démarrer son master. « J’ai coulé. Je n’arrivais plus à aller en cours, j’ai perdu plusieurs kilos. » On lui prescrit des antidépresseurs afin de lui permettre de terminer son année. Aujourd’hui, elle fait une pause dans ses études. Mathilde, elle, a été « dévastée » par le décès de sa sœur, dont elle avait tant pris soin. Face au vide et à la douleur, elle a décroché et redoublé sa troisième année de licence. « Je continuais à aller en cours mais j’y étais sans y être. A la fin, j’avais tellement perdu le fil que je me disais : à quoi bon continuer ? »

« Tout reste à faire »

Jusque-là, peu de solutions étaient offertes à ces jeunes aidants, qui se heurtent à l’incompréhension du personnel universitaire. Seuls 32 % des étudiants aidants ont parlé de leur situation à leur référent pédagogique, selon l’étude d’Ipsos. « J’ai essayé de l’évoquer, on m’a rétorqué que je n’étais tout de même pas seule à m’occuper de ma sœur. Alors je n’ai pas réitéré l’expérience », explique Mathilde. « On ne m’a jamais permis d’avoir un emploi du temps aménagé alors que je devais accompagner régulièrement ma mère en radiothérapie », regrette amèrement Charlène, qui avait confié à une camarade le soin de prendre en notes les cours, avant de faire le choix, par défaut, d’un enseignement à distance.

« Il y a deux grandes absences dans ce plan : la question de la santé de ces jeunes et celle de leurs problématiques financières », insiste Hélène Rossinot.

« Les annonces faites par le gouvernement sont donc une vraie avancée », estime Françoise Ellien, de l’association JADE, qui émet pourtant des réserves sur leur mise en application : « Aucune campagne de sensibilisation adaptée à l’université n’est encore conçue, et peu de détails ont été annoncés sur la manière dont seront mis en place les aménagements d’emploi du temps. »

Ces annonces se heurtent surtout à un obstacle : celui du manque de données plus précises sur ce public et ses besoins. « Tout reste à faire », pointent Aurélie Untas et Géraldine Dorard. Chercheuses à l’université Paris-Descartes, elles ont lancé le projet « Jaid » pour développer la recherche française sur les jeunes aidants. Elles ont conduit une étude pilote auprès de la population étudiante, qu’elles espèrent voir se muer en enquête d’envergure nationale en 2020. « Parle-t-on de deux personnes dans une promotion de cent étudiants ? Ou de vingt ? Cela change totalement l’approche et les moyens à engager pour les universités », ajoute Géraldine Dorard.

« Il y a deux grandes absences dans ce plan : la question de la santé de ces jeunes et celle de leurs problématiques financières, insiste à son tour Hélène Rossinot. On doit pouvoir leur proposer des bourses, afin qu’ils n’aient pas à arrêter leurs études pour aider financièrement leur famille. »

La question de l’insertion professionnelle est également loin d’être anodine pour ces étudiants. Quand on lui a proposé un poste de documentaliste en Seine-Saint-Denis, Charlène a dû refuser – trop loin de chez sa mère. « Je ne peux pas laisser ma mère seule. Mais cela me ferme beaucoup de portes. » Elle a abandonné l’idée de passer à nouveau son capes, qui lui imposerait une mobilité géographique. Alors, en attendant de trouver un emploi, Charlène s’investit dans des associations : un « bol d’air » où elle rencontre des personnes qui vivent la même situation qu’elle. Des aidants qui s’aident entre eux.

Alice Raybaud