Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : Vaccin anti-Covid : « Une majorité des bénéficiaires est issue des classes les plus aisées et ne représente pas la population la plus vulnérable »

Février 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr : Vaccin anti-Covid : « Une majorité des bénéficiaires est issue des classes les plus aisées et ne représente pas la population la plus vulnérable »

TRIBUNE

La campagne de vaccination doit donner la priorité aux plus fragiles, tant au niveau local qu’international, recommandent dans une tribune au « Monde » trois médecins généralistes, Jacques Battistoni, Alexandre Feltz et Denis Lemasson.

Publié le 12/02/2021

Si vacciner, c’est protéger, qui vacciner en priorité ? Le critère d’âge, s’il est indispensable, est-il notre seul guide ? Alors que les doses de vaccins arrivent encore lentement, quelle stratégie de vaccination convient-il de déployer ?

Aujourd’hui, la seule règle d’accès aux centres de vaccination est « premier arrivé, premier servi ». Un constat s’impose : une large majorité des bénéficiaires est issue des classes les plus aisées et ne représente pas la population la plus vulnérable. Rien n’est encore prévu pour les patients les plus fragiles qui sont à leur domicile.

Les personnes âgées, polypathologiques ou grabataires, les plus susceptibles de formes graves, peuvent-elles se rendre dans les centres saturés dès les premières heures d’inscription sur Internet ? Non, priorité est donnée à ceux qui sont suffisamment avertis pour prendre un rendez-vous en ligne.

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C’est un biais de recrutement qui pose des problèmes graves, non seulement éthiques, mais aussi en termes d’impact sur la mortalité car les formes graves ne diminueront pas rapidement. Méconnaître cette réalité empêche de mettre au point des politiques de santé publique équitables et efficaces.

Inégalités territoriales
L’étude récente de la répartition sociale de l’épidémie de Covid-19 par l’Observatoire régional de santé (ORS) d’Ile-de-France a révélé que la Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de métropole, a été particulièrement touchée par l’épidémie : c’est dans ce département que la mortalité, comparée à celle de l’année précédente, a le plus augmenté (+ 118 % entre le 1er mars et le 10 avril 2020).

Ces données attestent l’amplitude des inégalités territoriales en matière de logement, de caractéristiques démographiques, d’état de santé des populations et d’exposition professionnelle. Toutes les recherches sur les inégalités sociales de santé l’ont montré : les conditions sociales et territoriales de vie jouent un rôle majeur dans la survenue des maladies. L’épidémie et surtout sa gravité évoluent en fonction de la répartition des facteurs de risques (obésité, diabète, etc.), et celle-ci dépend des milieux sociaux.

De même, comment ne pas tenir compte des différences entre les populations qui peuvent travailler à distance et celles qui sont obligées de prendre les transports en commun ? Non seulement vacciner les plus fragiles est affaire de justice et de cohésion sociale, mais c’est aussi une exigence scientifique.

L’approche sanitaire doit intégrer l’impact des facteurs sociaux et les spécificités territoriales dans l’évolution d’une épidémie, et prioriser les moyens de prévention, dont la vaccination, selon des indicateurs de vulnérabilité.

Faillite à la fois éthique et sanitaire
Lors d’une crise, si nous ne pouvons agir sur les inégalités elles-mêmes, au moins devons-nous les intégrer dans l’accès aux moyens de protection disponibles. Cette approche est bien connue des médecins généralistes qui connaissent les conditions de vie de leurs patients, leurs facteurs de risque et leurs comorbidités. Ils réclament aujourd’hui de pouvoir protéger au plus vite leurs patients les plus défavorisés et les plus vulnérables.

Des vaccins ont pu être développés en un temps record grâce aux formidables compétences des équipes de recherche des laboratoires et à la mobilisation inédite de fonds tant privés que publics. Comment imaginer que la réponse à une pandémie puisse avoir pour seule réponse une approche réservée aux pays les plus riches ? Ce serait une faillite à la fois éthique et sanitaire.

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Si nous laissons la maladie proliférer en dehors de nos frontières, nous nous exposons pour demain à des reprises de l’épidémie sur notre propre territoire. Or, on estime que neuf personnes sur dix dans les pays à faible revenu ne pourront pas être vaccinées en 2021 car ces pays ne peuvent pas passer des commandes par manque de moyens.

Face à l’énormité de la pandémie qui a déjà fait plus de deux millions de morts dans le monde et dont les impacts économiques et sociaux sont terribles, comment ne pas acter que l’intérêt général doit primer sur l’intérêt particulier ? L’accès au vaccin doit être considéré comme un bien commun universel.

Accès universel
« Quoi qu’il en coûte », nous répète-t-on. Comment les Etats peuvent-ils tenir un tel discours qui endette nos sociétés pour les décennies à venir, sans que les acteurs privés participent à ce même élan ? Les divers acteurs (Etats, firmes, organisations interétatiques, ONG…) collaborent ensemble sans cesse. Leurs priorités ne devraient-elles pas être communes ?

Les moyens légaux existent : ce sont les licences obligatoires. Elles entraînent le renoncement du laboratoire fabricant à l’exclusivité conférée par le brevet, mais sans perdre la totalité de sa rétribution. Pour les appliquer, il suffit qu’une entreprise soit prête à fabriquer le vaccin et que le produit réponde à une urgence, ce dont personne ne doute…

L’épidémie de sida nous a appris quelles étaient les possibilités de mener de manière réaliste une telle approche. Pendant plus de dix ans, les médicaments pour traiter le sida étaient trop chers dans de nombreux pays africains, provoquant des millions de décès. Sous la pression publique, les firmes pharmaceutiques ont finalement été obligées d’abandonner leurs brevets dans les pays à faible revenu. L’accès au vaccin contre le SARS-CoV-2 doit, lui aussi, être universel.

En traversant nos sociétés contemporaines, le phénomène épidémique les révèle. Le défi posé par la pandémie est colossal. Les populations les plus défavorisées sont aussi les plus vulnérables à l’infection de ce virus. Nous devons définir nos stratégies en les appuyant sur ce constat. Intégrer des critères de vulnérabilité, individuelle et territoriale, s’impose pour bâtir une campagne de vaccination efficace, tant au niveau local qu’international.

Les signataires : Jacques Battistoni, médecin généraliste à Ifs (Calvados) et président de MG France ; Alexandre Feltz, médecin généraliste, maire adjoint de Strasbourg, président de MG Alsace ; Denis Lemasson, médecin généraliste à Paris.