Environnement et facteurs dégradant la santé

Le blog de Médiapart - Amiante, justice pénale et crimes industriels

Mai 2018, par Info santé sécu social

10 MAI 2018 PAR ANNIE THEBAUD MONY BLOG : LE BLOG DE ANNIE THEBAUD MONY

Concernant l’amiante, l’audience de la cour de Cassation du 7 mai 2018 n’est pas celle de la dernière chance. Un procès des industriels n’est sûrement pas impossible... Mais les pouvoirs publics veulent plutôt nous l’interdire !

par Josette Roudaire, Jean-Marie Birbès, Annie Thébaud-Mony

Josette Roudaire est ancienne ouvrière d’AMISOL, syndicaliste CGT, en lutte pour la défense des victimes de l’amiante depuis 1975. Dès cette époque, sa rencontre avec Henri Pézerat et les autres militants du Collectif Intersyndical Sécurité des universités Jussieu (CFDT, CGT, FEN), donna lieu à la première mobilisation contre l’amiante en France (ayant conduit à l’adoption du décret de 1977, première et très insuffisante réglementation concernant l’amiante) et à la publication du livre « Danger Amiante ! » en 1977, aux Editions François Maspero devenues La Découverte. En 1994, elle crée la première association de victimes de l’amiante, le Comité Amiante, Prévenir et Réparer (CAPER) à Clermont Ferrand. La lutte concerne, dès cette époque, la Faute Inexcusable de l’employeur obtenue pour des dizaines d’ouvrières et ouvriers victimes de maladies liées à l’amiante et la plainte pénale de familles de victimes à l’encontre des derniers PDG d’AMISOL. Jean-Marie Birbès fut ouvrier, syndicaliste, délégué syndical de l’usine ETERNIT de Terssac (Albi) puis délégué syndical central et membre du CCE du groupe Eternit. Dès le début des années 1990, il engage au sein de la fédération de la construction CGT une mobilisation pour l’interdiction de l’amiante et la revendication d’un statut des travailleurs de l’amiante. Se crée en 1996 l’association de défense des victimes de l’amiante du Tarn (ADDEVA 81), qui lutte depuis lors pour obtenir la Faute Inexcusable de l’employeur et s’est constituée partie civile dans la plainte pénale contre le groupe Eternit de familles victimes de l’amiante. L’ADDEVA 81 poursuit son action aujourd’hui en assurant la défense des victimes, non seulement de l’amiante, mais de la chimie et des pesticides. Annie Thébaud-Mony, chercheure en santé publique, a participé, aux côtés d’Henri Pézerat, à la création du Réseau international Ban Asbestos au début des années 1990 (https://www.ban-asbestos-france.com). La rencontre entre scientifiques et militants syndicalistes, au niveau français et international, a été déterminante, dans la mobilisation des années 1970 puis 1990, qui a conduit à l’interdiction de l’amiante en France, en Europe et, aujourd’hui, dans plus d’une cinquantaine de pays, dont tout récemment, le Brésil. Elle est l’auteur de « Travailler peut nuire gravement à votre santé » (Ed. La Découverte, 2007) et « La science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs » (la Découverte, 2014).

Ensemble, nous sommes mobilisés au sein de « l’association Henri Pézerat, santé, travail, environnement », qui a pour but le partage d’expérience et le soutien aux luttes pour la santé en rapport avec le travail et l’environnement. Un film de Pierre Pézerat, les Sentinelles, actuellement en salle, présente quelques uns des combats menés et la lutte pour la condamnation pénale des crimes industriels que poursuit l’association. (http://www.asso-henri-pezerat.org)


Dans un article paru dans le Monde du 30 novembre 2017 intitulé « l’impossible procès de l’amiante », Patricia Jolly considérait que « L’histoire de cette affaire est révélatrice des difficultés à désigner des responsables dans les dossiers de santé publique ». Et, tout récemment, à l’occasion de l’audience du 7 juin 2018 à la chambre criminelle de la cour de Cassation (Le Monde, 7.05.2018), Patricia Jolly prend à nouveau position avec un article intitulé « Un dernier espoir de procès pour les victimes de l’amiante ». Ce 7 juin 2018, la cour de Cassation examinait le pourvoi de deux associations contre une décision rendue le 15 septembre 2017 par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, annulant pour la deuxième fois les mises en examen pour " blessures ou homicides involontaires " de neuf personnes ayant participé au Comité Permanent Amiante. S’agit-il vraiment de l’audience de la dernière chance ?

Pour nous, militants de très longue date de la lutte pour les droits des victimes et contre l’utilisation de l’amiante, il n’en est rien. Contrairement à ce qu’affirmait Patricia Jolly dans son article du 30 novembre 2017, les responsables de la catastrophe sanitaire de l’amiante sont connus : il s’agit en tout premier lieu des industriels qui ont fait commerce de l’amiante. D’ailleurs, plusieurs affaires – notamment celles concernant les ex-dirigeants d’Eternit et Amisol – ne sont pas concernées par l’audience du 7 mai 2018 et sont toujours pendantes devant la justice criminelle.

Le procès de criminels en col blanc

En réalité, il ne s’agit pas du procès de l’amiante. Ce qui est en cause est la responsabilité pénale des dirigeants et actionnaires des firmes multinationales de l’amiante. Leur responsabilité est double. Tout d’abord, alors que tout était connu des dangers de l’amiante depuis le début du 20e siècle, ils ont développé un marché mondial de cette fibre qu’ils savaient mortelle. Et, pour ce faire, ils ont, au sein du cartel mondial de l’amiante, construit une stratégie de désinformation et de mystification des pouvoirs publics, des ouvriers, des syndicats, tous embarqués derrière la formule anesthésiante : « l’usage contrôlé de l’amiante ».

Cette mystification a duré en France jusqu’à la mobilisation scientifique, ouvrière et citoyenne, française mais aussi internationale (Réseau International Ban Asbestos), qui, à partir du début des années 1990, a vu l’émergence de contre-pouvoirs. Ceux-ci obtiendront, en France, en 1996, le rapport d’expertise collective INSERM qui rassemble toutes les connaissances accablantes, décrites depuis des décennies, sur la toxicité de toutes les catégories d’amiante. La publication de ce rapport contraindra les pouvoirs publics à prononcer l’interdiction de tout usage, de tout commerce d’amiante, en juillet 1996.

Depuis 1893, en matière de prévention en milieu de travail en France, la loi reconnaît l’obligation de sécurité de résultat des chefs d’entreprise. Cette obligation a été rappelée avec force par la cour de Cassation, dans les arrêts concernant la faute inexcusable des industriels transformateurs et utilisateurs d’amiante, en février 2002. La cour a considéré que la faute est constituée dès lors que l’employeur connaissait ou aurait dû connaître le risque et n’a pas pris les précautions qui s’imposaient. Les juges ont souligné que son obligation de sécurité est une obligation de résultat. A cela s’ajoutent évidemment les règles du code pénal : hormis en temps de guerre, l’interdit de tuer, blesser ou mettre autrui en danger fait partie des règles immanentes de la vie en société.

Amisol et Eternit : des procès en cours

Au titre de nos associations nous sommes engagés en tant que partie civile dans les deux procès, Eternit et Amisol, dont la durée ne dit rien de l’issue. Pour le comprendre, il faut revenir sur le déroulement de ces procès.

Tout d’abord, nous avons toujours été hostiles au déplacement de ces derniers, des juridictions proches des « lieux du crime » (Clermont-Ferrand, Thiant, Albi) vers une abstraction - le pôle de santé publique de la cour d’appel de Paris. Si Monsieur Chopin Père, ex-PDG d’AMISOL, avait été jugé à Clermont-Ferrand dans les deux ou trois années qui ont suivi la plainte des victimes (1996), la gravité des faits et des infractions commises, sanctionnés à l’époque par un procès-verbal d’inspecteur du travail, n’aurait pas fait de doute. La délocalisation du procès a permis à l’industriel d’engager mille et une procédures auprès de la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris afin de retarder autant que possible la tenue du procès. Monsieur Chopin Père est mort. Son fils qui fut le dernier PDG de l’entreprise tente à son tour par tous les moyens de retarder, voire, d’échapper, à l’ouverture de ce procès. Dans le cas d’Eternit-Albi, la plainte des victimes a été jointe également à celles des familles d’autres usines Eternit, notamment celle de Thiant, au pôle santé publique de la cour d’appel de Paris. Il s’en est suivi exactement le même scénario que celui du procès Amisol. Aujourd’hui, dans les deux procès cités, les instructions sont accablantes pour les industriels et nous attendons de les voir venir en audience, en dépit de la réticence des institutions judiciaires (en particulier le parquet).

Le consentement meurtrier

Au regard de la situation judiciaire actuelle, il nous semble important de souligner en quoi les crimes industriels diffèrent des crimes « ordinaires ». Le crime industriel n’est pas caractérisé par l’intention de tuer ou de blesser, mais par ce qu’il est possible de désigner comme un « consentement meurtrier ». En effet, en développant une production industrielle dangereuse ou en faisant usage de substances reconnues comme des toxiques souvent mortels (cancérogènes, neurotoxiques) ou susceptibles de porter atteinte à la reproduction (mutagènes, reprotoxiques), l’auteur des faits criminels sait que des conséquences graves ou mortelles seront incontournables même si elles sont différées dans le temps. S’il ne s’agit pas de délits ou de crimes « intentionnels », ces actes ne peuvent pas, non plus, être qualifiés de crimes ou délits « non intentionnels », car ils sont délibérés.

Un second point important est le fait que jusqu’à présent, la justice a cherché à établir la preuve du lien de causalité entre une unique substance incriminée, à l’exclusion de tout autre, et la maladie ou la mort de victimes prises individuellement. Or la preuve est à rechercher au niveau de l’exposition (qui est souvent une poly-exposition), sachant que le désastre provoqué est collectif (des victimes en nombre) et que l’auteur savait qu’il se produirait. Les seules inconnues au moment des faits d’exposition est qu’on ne peut anticiper ni précisément le moment, ni nommément les personnes atteintes.

Ces dimensions ont été prises en compte dans le procès pénal qui, à Turin, a vu la condamnation – pour désastre collectif - du PDG suisse du groupe Eternit à 18 ans de prison ferme, même si la cour de cassation italienne, ayant fait varier le curseur de la prescription, a jugé que les faits étaient prescrits et cassé la décision de la cour d’appel. En 2017, deux procès récents en France, celui d’AZF-Grande Paroisse à la cour d’appel de Paris en 20171, celui de Vinci, à la Cour de Cassation2, ont également montré que des crimes industriels sont pénalement sanctionnés.

Au cours des deux derniers siècles, les industriels se sont arrogés, pour raisons économiques, une sorte de droit de tuer. Cependant, de la même manière que les femmes étaient jusque là interdites de justice en cas de violences, de viol, les ouvriers accèdent rarement au procès pénal et ce n’est en aucun cas une question de compétence des avocats ou d’impossibilité de désigner les responsables. La légitimité (et donc la possibilité) de ces procès est indiscutable. Nous sommes engagés dans cette lutte parce que l’impunité des criminels en col blanc doit un jour être brisée.

Si ces procès ne devaient pas advenir, alors nous pouvons dire clairement que la porte reste entièrement ouverte à tous ceux qui, sans scrupule, continuent de telles pratiques mettant en péril les vies humaines. Car après l’amiante arrivent toutes les molécules chimiques, les perturbateurs endocriniens, la radioactivité, et autres biocides, qui portent et porteront atteinte au vivant plusieurs générations après celles qui ont et auront été exposées.

1 http://www.asso-henri-pezerat.org/catastrophe-dazf-responsabilites-penales-reconnues/

2 http://www.asso-henri-pezerat.org/lardeva-sud-est-gagne-son-proces-penal/

2http://www.asso-henri-pezerat.org/lardeva-sud-est-gagne-son-proces-penal/