Psychiatrie, psychanalyse, santé mentale

Lequotidiendumedecin.fr : Irresponsabilité pénale : à la veille d’une réforme, la psychiatrie sur ses gardes

Octobre 2021, par infosecusanté

Lequotidiendumedecin.fr : Irresponsabilité pénale : à la veille d’une réforme, la psychiatrie sur ses gardes

PAR COLINE GARRÉ -

PUBLIÉ LE 08/10/2021

Les spécialistes craignent des débats sans fin autour de maladies psychiques et addictions

En réponse à l’affaire Halimi, le président de la République a souhaité réformer le dispositif d’irresponsabilité pénale. Le Parlement examinera à partir du 14 septembre un projet de loi ciblant la consommation de toxiques. Une initiative loin d’emporter l’assentiment de la profession.
Comment juger les malades psychiatriques  ? Dans quelle mesure les condamner, notamment lorsque pathologie et consommation de toxiques s’intriquent  ? Dans le sillage de l’affaire Halimi, le gouvernement a choisi de modifier le dispositif d’irresponsabilité pénale. Un exercice d’équilibriste, entre volonté de répondre à une vague d’émotion, voire d’incompréhension, et le refus des psychiatres et de certains magistrats de revenir sur un principe cardinal de la démocratie.
À partir du 14 septembre, le Parlement examinera en procédure accélérée le projet de loi dévoilé par le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti au creux de l’été, le 19 juillet. Dans l’exposé des motifs, le gouvernement se défend de toucher à l’article 122-1 du Code pénal, qui dispose que « n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ».
Exception au 122-1 et création de deux nouvelles infractions
En revanche, le projet de loi introduit (par la création d’un article 122-1-1) une exception au dispositif d’irresponsabilité pénale, « si l’abolition du discernement de la personne ou du contrôle de ses actes au moment de la commission d’un crime ou d’un délit résulte de ce que, dans un temps très voisin de l’action, elle a volontairement consommé des substances psychoactives dans le dessein de commettre l’infraction ». « Il n’est pas envisageable qu’une intoxication volontaire permette d’échapper à toute responsabilité pénale », explique le gouvernement.
Le projet de loi prévoit la création de deux nouvelles infractions sanctionnant cette consommation volontaire de toxiques lorsqu’elle conduit à une abolition ou altération du discernement au cours de laquelle la personne a commis un homicide ou des violences sur autrui (dont elle est déclarée pénalement irresponsable). Dans le premier cas, la peine est de 10 ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende, dans le second, elle s’étend de 2 à 7 ans de prison (et 30 000 à 100 000 euros d’amende), selon les conséquences des violences pour la victime (de l’incapacité totale de travail à la mort). À chaque fois, les peines sont majorées lorsque la personne a déjà fait l’objet d’une déclaration d’irresponsabilité.
La crainte de la criminalisation des psychotiques
Les psychiatres dans leur majorité jugent la loi actuelle satisfaisante et s’appuient sur le rapport Houillon-Raimbourg du 25 avril pour dénoncer toute modification du dispositif actuel, a fortiori sous la pression populaire, à la suite d’un drame exceptionnel, en urgence.
Sur le fond, les spécialistes craignent des débats sans fin autour de maladies psychiques et addictions, intimement intriquées, avec à la clef une criminalisation des psychotiques et toxicomanes. Surtout dans un contexte où la légalisation du cannabis est en discussion. « L’irresponsabilité pénale concerne le plus souvent des personnes souffrant de psychose schizophrénique, paranoïaque ou de trouble grave de l’humeur. Or, dans 60 % des cas, ces patients sont des consommateurs de cannabis. Faire la part des choses est très difficile, puisque ces patients ont tendance à révéler leur schizophrénie quand ils prennent du cannabis et que le cannabis rend surexpressif le délire paranoïde », explique le Pr Jean-Louis Senon, expert psychiatre (Poitiers).
« En outre, déterminer l’intentionnalité d’un patient qui aurait pris de la drogue volontairement pour se retrouver dans un état d’abolition du discernement risque d’être d’une complexité effarante », souligne-t-il. Si ce modèle semble valable pour certains terroristes qui auraient pris du Captagon avant un passage à l’acte, il paraît caduc pour des malades psychiatriques. « C’est une méconnaissance de la pratique psychiatrique. Les personnes avec des troubles psychiques graves ne vont pas se dire : " je vais prendre un produit qui va abolir mon discernement " », corrobore le Dr Paul Jean-François, expert près de la cour d’appel de Paris et membre du Syndicat des psychiatres des hôpitaux.
« C’est une dérive : on ne demande plus seulement à l’expert psychiatre de donner un avis sur une éventuelle abolition ou altération au moment des faits. On lui demande d’aller chercher en amont, quelles sont les causes de cette abolition », analyse le Dr Laurent Layet, président de la Compagnie nationale des experts psychiatres près les cours d’appel (CNEPCA).
Et tous de rappeler que les malades psychiatriques sont le plus souvent les victimes que les auteurs de violences et de crimes  ; et que la prison est un non-sens à leur égard.
L’espoir d’une clarification
Néanmoins, les spécialistes reconnaissent que le dispositif actuel peut susciter des incompréhensions. Notamment sur le statut d’un toxique, qui dans le cas d’une conduite en état d’ivresse, est une circonstance aggravante, tandis qu’il peut être considéré comme l’un des facteurs d’une altération ou abolition du jugement. Autre paradoxe, en apparence : une plus grande prise de drogue abolissant le jugement semble conduire à diminuer la peine, à la différence d’une moindre consommation (qui ne ferait qu’altérer le jugement).
« Le législateur fait un tout petit trou dans le 122-1. Après tout, pourquoi pas. Il est juste qu’une personne dont le discernement est aboli au moment des faits puisse être jugée pour avoir pris de la drogue. Non pour le crime, mais pour le délit d’une consommation de toxique », admet le Dr Jean-Claude Pénochet, président du Syndicat national des experts psychiatres et psychologues (SNEPP).
Mais ces dispositions étaient déjà à l’œuvre de facto, remarque le Dr Manuel Orsat, secrétaire de la CNEPCA. « Le projet de loi semble corroborer la jurisprudence constante, il vient clarifier les choses aux yeux du grand public, qui craint parfois une "impunité psychiatrique" », commente-t-il, tout en insistant sur la nécessité d’une certaine liberté laissée à l’expert. « Si réforme il y a, il faut conserver une liberté d’appréciation de la singularité de la situation clinique et de la discussion médico-légale et se garder de toute systématicité : il y aurait un grand danger à se dire que la présence d’un stupéfiant évacuerait la discussion sur l’irresponsabilité pénale, ou qu’à l’inverse, la schizophrénie signifierait systématiquement abolition du discernement. »

Coline Garré