Le chômage

Libération - A Pôle Emploi, trop aider les chômeurs peut coûter cher

Août 2020, par Info santé sécu social

Par Frantz Durupt,

4 août 2020 à 19:01

Conseiller dans une agence de Rennes, Yann Gaudin a été licencié début juillet. La direction lui reproche notamment d’avoir outrepassé son rôle en aidant des intermittents à percevoir leurs droits.

Perdre son boulot parce qu’on l’a trop bien fait : en voilà une idée absurde. Au moins aussi absurde que ce titre d’un article de 20 Minutes paru fin juin : « Un conseiller Pôle Emploi convoqué pour avoir aidé des chômeurs ». What is this, le nouveau Kafka ? Et pourtant, le conseiller en question, qui s’appelle Yann Gaudin, a bien été licencié de Pôle Emploi le 3 juillet, deux semaines après son entretien disciplinaire. Et pourtant aussi, cet agent exerçant à Rennes a bel et bien voulu aider des intermittents et des chômeurs. Mais pas de la manière dont son employeur l’entendait.

Tout commence en 2006, année où Yann Gaudin, ancien commercial approchant la trentaine, se sort du chômage en rejoignant l’ANPE, qui embauche. « Dès le premier jour, je me suis dit : je vais apporter le service que j’aimerais qu’on m’apporte », raconte-t-il à Libération, attablé à une crêperie de la dalle Kennedy, au cœur du quartier populaire où il réside dans la capitale bretonne. Ici, l’homme est devenu une petite célébrité : à une table voisine, un client l’ayant reconnu laissera traîner son oreille sur notre échange durant tout le repas. En partant, une autre cliente lui lancera : « On vous soutient ! »

Le « défi quotidien » des usagers pour être bien informés
Durant ses deux premières années de conseiller, raconte-t-il, « on faisait vraiment le boulot qu’on attend de l’ANPE : coordination, mise en relation, fluidification. Mais on avait alors les moyens de tricoter, avec un taux de chômage très bas ». La crise de 2008 et son cortège de licenciements n’avaient pas encore frappé. 2008, c’est aussi l’année où naît Pôle Emploi, issu de la fusion de l’ANPE et de l’Assédic. Quelques mois plus tard, Yann Gaudin se retrouve chargé d’un nouveau secteur, celui de la culture et des spectacles. Un univers inconnu et complexe, celui des intermittents et des artistes-auteurs, s’ouvre à lui. Puis, quelques années plus tard, Pôle Emploi Bretagne commence à gérer ses usagers sur un mode uniquement géographique : on est inscrit dans l’agence la plus proche de chez soi. Les conseillers n’étant plus spécialisés par secteur professionnel, de premières disparités de traitement apparaissent entre les demandeurs d’emploi, assure Yann Gaudin. C’est ce qui le poussera assez vite à « envoyer des messages par mail à toute la région », soit plus de 8 000 personnes s’agissant de la culture et des spectacles, bien au-delà donc du « portefeuille » de demandeurs d’emploi dont il a officiellement la charge : « Comme ça, ils avaient tous la même information en même temps. »

Bête histoire administrative
A l’époque, le conseiller se contente de délivrer des conseils généraux, sans que cela pose problème à sa hiérarchie, qu’il met en copie à chaque fois, selon lui. Certains intermittents apprécient. « Ce qui m’a marquée dans un de ses mails, c’était qu’il nous renseignait sur l’état du secteur de la culture, par exemple le fait qu’on était en hausse au niveau des emplois fournis en Bretagne. Ça motivait à continuer », raconte Lara, qui travaille sur des reportages et documentaires pour la télévision. Le conseiller acquiert rapidement une petite notoriété chez les intermittents, suscitant quelques questions au passage. « Tout le monde le connaissait, mais on se demandait si c’était une vraie personne », se souvient Louison, technicienne travaillant dans le cinéma. « C’était un peu inhabituel d’avoir autant d’informations de Pôle Emploi », ajoute cette membre de la Coordination des intermittents et précaires de Bretagne, où Lara milite aussi. L’établissement public n’est en effet pas réputé pour la qualité de son dialogue avec les usagers. Au point que certains passent à côté de droits auxquels ils pourraient prétendre.

C’est ce que découvre Yann Gaudin au début de l’année 2014, quand un intermittent l’interpelle. Il veut savoir s’il peut réclamer une aide forfaitaire de fin de droits, qui ne représente pas une mince somme : 300 et quelques euros, particulièrement cruciaux puisqu’ils ne sont versés que si le demandeur d’emploi, après avoir épuisé ses droits, n’est pas éligible à l’allocation de solidarité spécifique (ASS). En somme, ce sont les derniers sous auxquels on a droit quand on n’a plus droit à rien. Yann Gaudin rejoue le dialogue : « Je dis à l’usager : "Oui, vous avez droit à cette aide. Vous avez reçu le dossier de demande d’ASS ? - Ah, non. - Vous êtes en fin de droits, donc vous avez dû recevoir un dossier automatiquement, c’est le système informatique qui le génère. - Ah non, non." » De fait, affirme Yann Gaudin, aucun intermittent en fin de droits en Bretagne ne reçoit jamais le dossier de demande de l’ASS, nécessaire dans un premier temps pour ensuite demander l’ultime aide. « Alors que tous les autres allocataires le reçoivent bien, puisque c’est une obligation de Pôle Emploi. » Que se passe-t-il ? Une bête histoire administrative : les allocations de tous les intermittents sont aux mains d’une entité dénommée Pôle Emploi services (PES), laquelle gère manuellement les dossiers. Ce qu’assume d’ailleurs Frédéric Sévignon, le directeur de Pôle Emploi Bretagne, qui estime que l’« automatisme n’est pas adapté à la situation des intermittents du spectacle » puisque leur situation en fin de droits ouvre la voie à plus de scénarios que les autres. S’il admet que ce traitement à la main peut occasionner des erreurs, le responsable conteste en revanche l’existence d’un « "process" industrialisé qui faisait qu’aucun intermittent ne recevait cette demande d’ASS ».

Reste que pour Yann Gaudin, le problème, qui peut concerner jusqu’à une centaine de personnes par an en Bretagne, mérite qu’il prenne les devants : « Je me dis : je vais donner l’information à tout le monde, et puis ils demanderont le dossier eux-mêmes à PES. Donc j’envoie un mail général, comme je le faisais régulièrement, mais cette fois sur cette aide-là, avec des explications techniques. » Le mail en question atterrit dans les boîtes des intermittents le 23 juin 2014 à 15 h 35. Il est sobre, n’accuse personne de quoi que ce soit et se borne à rappeler l’existence de cette aide de fin de droits en donnant des moyens de contacter PES pour la réclamer. Il sera pourtant le point de départ des ennuis de Yann Gaudin : « Cela m’a valu mon premier entretien avec la directrice départementale adjointe, qui m’a dit : "Tout ce qui concerne l’indemnisation, vous ne donnez aucune information, c’est PES qui le fait." » L’agent, lui, est sûr de n’avoir enfreint aucune règle : « Le règlement de Pôle Emploi dit clairement ce que peut faire la région et ce qui doit être fait uniquement par PES. Or donner de l’information à un intermittent, c’est dans les attributions de la région et des agences. » Sa direction ne l’entend pas de cette oreille. « Quand on est conseiller accompagnement, envoyer un mail sur des aspects indemnisation à des demandeurs d’emploi peut semer le trouble », dit Frédéric Sévignon. S’il admet qu’« il peut arriver qu’un conseiller soit sollicité par un demandeur d’emploi qu’il ne suit pas habituellement », le dirigeant estime qu’« il ne peut pas être accepté que l’activité principale d’un conseiller soit de suivre 4 000 à 5 000 demandeurs d’emploi dans toute la France, alors même qu’il refuse de réaliser l’activité qui est la sienne ». Car selon la direction de Pôle Emploi, quand Yann Gaudin apportait de l’aide aux intermittents qui le sollicitaient, il abandonnait les 215 demandeurs d’emploi qui lui étaient attribués. « J’ai de quoi prouver que je m’occupais de mon portefeuille de la même manière que mes collègues », rétorque l’intéressé.

Sommes rendues aux usagers
Après ce mail et cette remontrance s’engage le processus qui conduira au licenciement. En s’« autoformant » sur le fonctionnement de l’intermittence, le conseiller découvre « de nouvelles anomalies » et « commence à [se] méfier de tout » : « J’avais compris que ma direction était capable d’avoir des pratiques scélérates, qui portaient préjudice aux usagers. » Sans envisager une évolution des pratiques, la hiérarchie de Pôle Emploi veut voir le conseiller rebelle rentrer dans le rang. Ses relations avec ses supérieurs et certains de ses collègues vont dès lors se dégrader, conduisant à plusieurs lettres d’avertissement et de recadrage, puis à une mise à pied de cinq jours en 2019 à la suite d’une réunion explosive avec plusieurs supérieurs. Au fil des ans, le conseiller raconte avoir bataillé contre Pôle Emploi services pour faire annuler « des contrôles abusifs, des sanctions très violentes, qui me paraissaient illégales pour certaines d’entre elles ». En 2015, à la suite d’une instruction nationale établissant que les artistes-auteurs n’ont pas à déclarer à Pôle Emploi les revenus de leurs ventes (comme un tableau pour un peintre, par exemple), Yann Gaudin permettra à une graphiste de récupérer 20 000 euros dont elle avait été privée, au prix d’échanges tendus avec l’agence dans laquelle elle est inscrite. Au total, selon ses estimations, 115 000 euros ont pu être recouvrés par des usagers jusqu’au mois de novembre 2019, lorsqu’il a ouvert un blog sur Mediapart pour rendre publiques ses batailles et se constituer en « lanceur d’alerte ». Depuis, sa médiatisation aidant, près de 85 000 euros se seraient ajoutés à ces sommes rendues par Pôle Emploi. Aujourd’hui, chaque nouvelle apparition médiatique de l’ex-conseiller s’accompagne de son lot de sollicitations, auxquelles il répond autant que faire se peut. Tout en préparant son dossier judiciaire, car il est décidé à contester son licenciement devant les prud’hommes. Yann Gaudin compte démontrer qu’il a subi un « harcèlement moral », qui l’a « poussé à bout ».