Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Coronavirus : le savant et l’après

Juin 2020, par Info santé sécu social

Par Olivier Monod — 29 mai 2020 à 19:36

La pandémie a décuplé l’intérêt pour les sciences, mais elle a aussi souligné les difficultés du secteur : financement de la recherche en berne, focalisation sur des scientifiques stars, lien délicat avec les politiques…

L’époque est paradoxale. Avec la crise du coronavirus, on n’a sans doute jamais autant parlé de sciences dans les médias comme dans les discours politiques. Le taux de reproduction, la tempête cytokinique, les anticorps protecteurs sont dans toutes les bouches. Et pourtant, la séquence n’est pas un triomphe de la raison. On sent comme un arrière-goût amer face aux querelles de personnes, aux instrumentalisations politiques et autres défauts d’organisation. Au point de se demander si la science française sort grandie de cette séquence.

Quand l’épidémie commence à se diffuser, l’envie de sciences est indéniable. Médias et politiques se tournent vers elle. Avec d’emblée un paradoxe : le Sars-CoV-2 n’a pas trois mois que, déjà, on demande aux scientifiques des réponses. « Un certain nombre de d’entre eux voit d’un bon œil d’être appelés au chevet de la France pour faire valoir l’importance de leur discours », note le philosophe des sciences Cédric Brun. Les premières failles apparaissent bien vite, avec des discours, parfois opposés, tenus par des personnes qui ont tous les dehors du sérieux et de l’expertise.

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« La cacophonie vient notamment d’une dissension qui existe en France entre deux écoles de pensée, celle de l’épidémiologie clinique et celle de l’épidémiologie de santé publique », note Bruno Andreotti, physicien enseignant la méthode scientifique à l’Université de Paris. Le meilleur exemple reste Didier Raoult, qui tire à boulets rouges sur les modélisateurs à longueur d’interventions, jusqu’à alimenter le climatoscepticisme. C’est pourtant la modélisation d’une équipe anglaise qui a attiré l’attention du gouvernement français sur le potentiel néfaste de cette épidémie.

Pénurie financière
Face à ce constat, les institutions scientifiques n’ont réussi à coordonner ni le débat ni les efforts de recherche nécessaires. « On travaille à l’aveugle sur cette épidémie. Nous ne pouvons nous satisfaire des données actuelles, il y a trop d’inconnues. Il faut des campagnes de test massives », se plaignait le chercheur Arnaud Banos, en avril, dans Libération.

Peu de campagnes de tests pour alimenter les modèles, pas non plus d’essais cliniques probants pour tester les pistes thérapeutiques. Le grand essai européen Discovery, qui visait initialement 3 200 patients en Europe, n’en a recruté que 750 dans l’Hexagone et un au Luxembourg. « En France, on a lancé près de 90 essais cliniques, contre une trentaine au Royaume-Uni. Il est donc difficile de recruter suffisamment de patients pour obtenir des résultats concluants. C’est un défaut de coordination, dont il va falloir tirer les conséquences. Il fallait faire des choix. Mais faire des choix, c’est assumer que certaines molécules ou certaines pistes ne soient pas explorées », explique Antoine Petit, PDG du CNRS.

Dès le début de l’épidémie, l’organisation de la recherche à la française a été pointée du doigt. En mars, Bruno Canard, virologue spécialiste des coronavirus, explique dans une tribune comment l’Europe a lancé des programmes de recherche sur cette famille de virus en 2003, avant de finalement couper les fonds en 2006. « Avec mon équipe, nous avons continué à travailler sur les coronavirus, mais avec des financements maigres et dans des conditions de travail que l’on a vu peu à peu se dégrader », écrit-il.

Depuis une vingtaine d’années, en France, la recherche est en effet de plus en plus financée via des appels à projets. Ce qui signifie que les chercheurs doivent déposer des dossiers qui seront analysés par un jury qui, en période de pénurie financière, va sélectionner les plus pertinents. Et voilà comment un sujet peut-être à la mode en 2003, et puis plus du tout en 2006, et puis de nouveau en 2020.

Une analyse que tempère Antoine Petit : « Je ne vois pas le lien entre les deux. Le problème n’est absolument pas franco-français. Toute la recherche mondiale a été prise de court. Je note d’ailleurs que les pays qui ont le mieux réagi - Corée du Sud, Taiwan - ont un système de financement de la recherche proche du nôtre. Il serait intéressant de se demander pourquoi Bruno Canard n’a pas pu financer ses travaux. Cette crise démontre surtout qu’on a insuffisamment investi sur la recherche de long terme, mais il ne faut pas faire croire non plus que si on avait largement financé la recherche en amont, le coronavirus ne serait pas arrivé. »

Cette crise est aussi celle de la foi moderne dans la science. On attend beaucoup, peut-être trop d’elle. « Les sciences ne disent pas le vrai, rappelle Cédric Brun. Elles recherchent la vérité, de manière imparfaite, temporaire, révisable, mais en apportant toujours le moyen de les critiquer. »

Chercheurs stars
Les projecteurs médiatiques ont mis en scène, avec parfois très peu de recul, les différentes avancées. Le moindre début de résultat positif est devenu la découverte de la solution miracle. « La controverse scientifique est une réalité. C’est normal et c’est sain. L’opinion publique n’est pas habituée à la voir exposée », note le mathématicien et député Cédric Villani.

Il faudrait donc revoir nos attentes vis-à-vis de la science et accepter que, parfois, elle soit plurielle. Sinon, les discours les plus affirmatifs, étayés ou non, prennent le pas sur les autres. Et c’est ainsi qu’arrive sur le devant de la scène Didier Raoult, qui affirme très tôt avoir trouvé le remède contre le Covid-19 mais dont les travaux ne sont pas corroborés par ceux de ses confrères. Aujourd’hui, sur certains forums scientifiques, « on parle de "French protocol" pour désigner un essai clinique mal mené », note Cédric Brun.

« Si Didier Raoult avait dit calmement "J’ai une solution qui peut être intéressante à étudier", il aurait été complètement raisonnable. Mais en affirmant "J’ai trouvé la solution", il a lui-même donné le bâton pour se faire battre par la communauté scientifique », juge Antoine Petit. Le fait que Didier Raoult soit le scientifique émergent de cette crise est une spécificité française. Les chercheurs devenus stars dans les autres pays occidentaux sont des figures moins controversées. Anthony Fauci aux Etats-Unis, Christian Drosten en Allemagne, Anders Tegnell en Suède, ont émergé sans chercher à cliver.

Pour Bruno Andreotti, coorganisateur du séminaire « Politique des sciences » à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), ce phénomène est encore le reflet du management des sciences à la française. « Le populisme scientifique de Didier Raoult est l’expression de vingt ans de politiques fondées sur la bibliométrie et la figure de stars en recherche. Cela aboutit à une surincarnation de la science par des personnalités, alors que la science est une construction collective basée sur le débat entre pairs autour de faits publiquement donnés. »

On peut aussi noter que le point quotidien sur l’épidémie était réalisé par le ministère, et non par une instance scientifique. Quelle place le politique a-t-il laissée à la science ?

Le lien entre le monde politique et le monde scientifique apparaît particulièrement abîmé. Ainsi, face à la crise, Emmanuel Macron ne s’est pas tourné vers le CNRS, l’Inserm, l’Agence du médicament, ni Santé publique France. Il a préféré mettre en place un, puis deux conseils scientifiques. « La multiplication des conseils n’a pas aidé à la lisibilité globale du dispositif », note Antoine Petit.

De plus, le Conseil scientifique n’a visiblement pas vocation à prendre la parole dans le débat public, ou si peu. Ses avis sont publiés sur le site du ministère et relayés par le gouvernement quand ils vont dans son sens (maintien du premier tour des municipales) ou mis sous le tapis quand ils ne l’arrangent pas (réouverture des écoles). Une attitude délétère pour la science et unanimement décriée. « La science sert de paravent pour des décisions politiques contraintes », regrette Cédric Brun.

Culture du débat
Pour Sylvane Casademont, directrice de l’Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST), dont le but, depuis une dizaine d’années, est de rapprocher les mondes scientifiques et politiques, le mal est profond : « Si les deux mondes ne se sont pas côtoyés avant la crise, on va avoir des dysfonctionnements pendant la crise. Il faut former les décideurs à la science et les scientifiques à l’intervention dans le débat public. Mais on touche là à toute l’organisation des études supérieures en France, en silos disjoints. »

Cédric Villani, membre de l’Opecst, un organisme qui essaie d’informer les parlementaires sur les grandes questions scientifiques, se heurte aussi à l’écart entre ces deux domaines : « Les institutions de conseil scientifique au politique en France sont globalement dysfonctionnelles. » Lui plaide pour l’instauration d’un scientifique en chef auprès du gouvernement, sur le modèle anglo-saxon. D’autres préfèrent des structures plus collectives.

Finalement, l’impact de cette crise sur l’image de la science dépendra aussi des leçons que l’on en tire. Il est possible d’en sortir avec une meilleure culture scientifique globale, une culture du débat revisitée et un rapport entre politique et science repensé. Mais il existe aussi un risque que les délirants discours anti-sciences sortent renforcés. « Il va falloir un bouc émissaire, et j’espère que ce ne sera pas la science. Elle n’a pas démérité étant donné les conditions. Et si on lui fait porter tous les maux, on s’aventurera sur des terrains trop glissants », prévient Sylvane Casademont