Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Covid-19 : Saint-Etienne dans le chaudron

Novembre 2020, par Info santé sécu social

Ramsès Kefi — 6 novembre 2020

Dans le quartier de la Badouillère à Saint-Etienne, mercredi. Très touchée par le Covid, la ville est parfois comparée à Bergame (Italie).Traversée en plein confinement du chef-lieu de la Loire, commune populaire à l’héritage ouvrier devenue depuis deux semaines le lieu le plus touché de France par l’épidémie de coronavirus.

Le quinquagénaire brun, taquin et fin, dit que la combine tient dans un geste rapide. Quand la police s’approche, et que le masque pend sous le menton, la cigarette vite dégainée confère une immunité. « Qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent ? On a le droit. » Et : « Ils ne font aucun cadeau ici… » Depuis le reconfinement acté le 30 octobre, il s’assoit régulièrement sur un banc en haut d’un petit parc public, souvent à visage découvert. Il y reste parfois jusqu’à ce que la nuit tombe. Y revendique d’être plus inquiet par « la guerre mondiale qui vient » que par le Covid-19 déjà présent, Saint-Etienne et sa périphérie se rapprochant pourtant du point de rupture : « Les chiffres ? C’est les médias qui racontent ça, moi je ne sais pas trop, c’est la télé… » Ses doutes se fondent sur une liste de détails. Comme ces tramways loin d’être vides, ces dérogations faciles à obtenir pour sortir, et l’endroit où nous discutons, resté ouvert en dépit de la panique martelée en haut lieu. Saint-Etienne partage des traits communs avec quelques contrées du Nord, elles aussi dans le rouge de l’épidémie. La faillite de ses mines, l’héritage ouvrier dans les valeurs et toutes les statistiques qui, à force, sacralisent la pauvreté autant qu’elles minorent les embellies économiques, sociétales et culturelles.

Depuis deux semaines, la pandémie transperce l’agglomération (400 000 habitants, 53 communes), au point de l’ériger en cluster des clusters. A quoi ressemble une ville « capitale éphémère » d’un virus ? A une bulle, visuellement. Pour le moment très éloignée du « Bergame français » (ville italienne martyre de la première vague), parfois évoqué. A un lieu où chacun s’adapte, partant du postulat que les barreaux de ce confinement-là se tordent sans forcer. Murielle, médecin généraliste et homéopathe croisée près de l’hôpital de la Charité, remarque une évolution : « La différence avec le printemps est qu’ici, les personnes âgées sortent. Elles sont dehors et visibles. »

Comme si de rien n’était

Un Intermarché qui avait mis en place des horaires aménagés pour les aînés lors de la première vague, n’a pas renouvelé l’offre. Les livreurs Deliveroo portent des masques, mais ne respectent pas réellement la distanciation sociale lorsqu’ils s’agglutinent autour d’un McDonald’s en mode essaim. Un agent de sécurité en impose une arbitrairement, de plus d’un mètre, à des mendiants menacés d’être chassés d’un centre commercial. L’employé de restauration, qui maudit l’imprudence générale, sert ses mets après avoir baladé ses doigts sur son téléphone et dans ses poches. Un groupe de supporteurs de l’ASSE, le club de foot de la ville, monument national, organise des distributions alimentaires. Et une patrouille du Samu social, devant la gare, confirmera ce qui équivaut à une tendance coriace : le masque est malheureusement plus porté par peur de l’amende (135 euros) que de la pandémie.

Le débat quant aux causes de la catastrophe locale oscille entre accusations, rumeurs et pistes. Une soirée étudiante organisée début octobre et interrompue par la police a tout de l’hypothèse parfaite : 150 fêtards dans 60 m² étant une aubaine pour des postillons. A moins que ce ne soit l’inauguration d’un centre commercial flambant neuf à la mi-septembre, lequel vise le demi-milliard d’euros par an, qui a tout précipité. Ou pourquoi pas les « vieux » ? Hugo, lycéen en première, les incrimine sur les marches de l’hôtel de ville. Il cite son père, qui en a grondé plusieurs en allant à la boulangerie dans son village : ils agissaient, assure-t-il, comme si de rien n’était. « Sans masques. » Sa bande, quatre garçons vifs, s’inquiète pour la réputation de Saint-Etienne, dont ils louent la grandeur. Son camarade utilise le football pour illustrer : « Les Qataris ont voulu racheter le club. On leur a dit pas question. Il doit rester populaire. »

Au-dessus d’eux, les politiques locaux se chamaillent. Le député de gauche Régis Juanico (Génération·s) met en avant la précarité extrême de la région, laquelle serait le terreau de la transmission. Le maire de droite (Gaël Perdriau, LR) répond que tout cela relève de la culpabilisation des gens chiches, lui-même étant accusé par ses adversaires de saboter le gouvernement - et donc ses décisions - à grands coups de petites phrases. En bas : dans le quartier Montreynaud, un costaud, collé derrière un food-truck aux vérins fatigués, en revient à des situations concrètes, en face de grands ensembles. « Ça fait des mois que je ne suis pas entré chez ma mère, j’ai peur de la contaminer. » Il se mime en train de lui parler. Lui posé au pied de l’immeuble, menton vers le ciel, elle au premier étage. L’arrêt de bus nous transporte l’espace d’une seconde dans le monde d’antan : une jeune fille patiente capuchée, mais bouche à l’air. L’inverse de la tenue officielle.

« Je ne suis pas complotiste mais… »

Comme ailleurs, où les signaux tendent vers le rouge vif, Saint-Etienne est donc scindé en deux. D’un côté, la galaxie des services de réanimation, des lits manquants, des docteurs au combat entre quatre murs. De l’autre, celui du commun des civils à l’air libre, à qui il est demandé de penser très fort à la mort comme si elle arrivait demain sans faute, mais de s’occuper du quotidien comme si de rien n’était. Des témoignages, parfois succincts, commencent ou s’achèvent par un « je ne suis pas complotiste mais… », « ce n’est pas complotiste de dire que… », « est-ce que le gouvernement ne joue pas avec la peur ? » ou « avez-vous vu la vidéo de… ? » Murielle, le médecin, voix très douce et cheveux longs poivre et sel : « Pendant le premier confinement, il y a eu cette prise de conscience que chacun représentait quelque chose d’important. Cela a généré un élan. Mais ça a duré… deux semaines. Enfin, de mon point de vue, parce que c’est toujours en fonction des points de vue. » Et : « Bergame, c’était l’armée dans la rue. »

Mercredi, la Stas (qui gère les transports de la métropole) a déposé un préavis de grève très peu suivi et les étudiants du lycée Honoré-d’Urfé ont rédigé un compte rendu de leur propre mobilisation. L’un d’eux nous a joint un courrier adressé à tous les pontes, du ministre de l’Education nationale à l’édile : « Il est réclamé que les élèves puissent bénéficier d’un dédoublement des classes (au moins de manière numérique). » Entre autres contestations du protocole sanitaire.

Quelques rues prennent parfois les allures d’un dimanche tiraillé. Pas vraiment vivantes, mais loin d’être éteintes pour une quarantaine. Sauf s’il s’agit d’un répit louche, séparant les prédictions des soignants de leur réalisation. Des quidams s’inquiètent du sort des alcooliques confinés avec leurs bouteilles, des cas psychiatriques et de personnes âgées isolées à Saint-Etienne ou dans les communes alentour - certains cumulent les trois caractéristiques. Le Samu social, lui, continue ses tournées dans sa fourgonnette verte-grise. En dotant des déshérités de masques, de gel et d’attestations. L’une des trois jeunes composant l’escouade remercie la police et ses efforts. Ils ne verbalisent pas les sans-abri. « La police les a identifiés. C’est déjà bien. Ailleurs, on nous dit que c’est différent. »