Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Covid-19 : dans les morgues de Guadeloupe, « c’est de pire en pire »

Août 2021, par Info santé sécu social

Alors que le virus continue de faire des ravages sur l’archipel et que la tendance épidémique peine à s’inverser, de la morgue aux pompes funèbres, c’est tout un système qui sature.

par Julien Lecot, envoyé spécial en Guadeloupe
publié le 19 août 2021

« Les obsèques de madame Farescourt Eléonore Agathe, surnommée Gagathe, décédée dans sa 75e année, seront célébrées ce jeudi 19 août à 9 heures… » Comme tous les jours à 13h30, Jean-Charles Martyr-Fale lit machinalement, à l’antenne de la radio Guadeloupe la 1ère, les avis d’obsèques. Une tradition aux Antilles écoutée par une grande partie des plus de cinquante ans. Musique triste et pesante en fond sonore, il annonce les cérémonies à venir, donne quelques détails sur le défunt et sur ses proches, puis passe à la feuille suivante. Comme tous les jours, pas tout à fait : mercredi, l’émission se termine une heure plus tard qu’en temps normal, explosion des morts du Covid-19 en Guadeloupe oblige.

« D’habitude l’été on a entre 30 et 40 avis de décès à lire par jour. La semaine dernière, on était déjà monté à 50. Aujourd’hui j’en ai 79, c’est du jamais vu », détaille l’animateur un peu déboussolé. D’une demi-heure, l’émission est donc passée à une heure et demie. Deux journalistes sont désormais obligés de se relayer pour venir à bout de l’imposante pile de papier que crache un fax à longueur de journée, et une partie des programmes est bouleversée.

Alors que le taux d’incidence au Covid-19 dépasse toujours les 2 100 cas pour 100 000 habitants en Guadeloupe et que les urgences sont débordées, Jean-Charles Martyr-Fale s’attend à franchir le cap symbolique des 100 avis de décès à lire dans la même émission, « peut-être dès la semaine prochaine ».

Dans les sous-sols du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Guadeloupe, à Pointe-à-Pitre, Alexandre Durimel constate aussi une augmentation du nombre de cadavres. Caché sous les bâches du chariot mortuaire qu’il transporte, un homme de 53 ans, décédé du Covid-19 quatre heures plus tôt. En temps normal, l’agent d’amphithéâtre – le personnel qui travaille en chambre mortuaire – n’aurait pas laissé le corps attendre aussi longtemps dans les couloirs de l’hôpital, mais ces temps-ci il en a « tellement » qu’il ne peut pas faire autrement. « Ça fait deux semaines que c’est comme ça, et c’est de pire en pire », soupire-t-il en accélérant le pas dans ce lugubre labyrinthe, une croix dorée se balançant autour de son cou.

Une fois la porte de la morgue passée, le cadavre est laissé de côté. Deux autres, enveloppés dans d’épais sacs plastiques blancs siglés « Covid-19 » attendent déjà d’être examinés avant de trouver une place dans une chambre froide. Il flotte dans l’air une drôle d’odeur, difficilement descriptible, qui prend aux tripes. La mort est partout : tous les tiroirs de l’unité de conservation sont déjà occupés. Dans une pièce avoisinante, maintenue à trois degrés, une vingtaine de corps sont entreposés. Des cercueils ont même été rajoutés, empilés les uns sur les autres, pour pouvoir accueillir un maximum de défunts.

« C’est un peu du système D », concède Tania Foucan, médecin légiste. En temps normal, l’hôpital peut stocker au maximum une quarantaine de corps. Mais la semaine passée, 37 personnes sont décédées du Covid-19 au CHU, mettant à elles seules la morgue sous tension. La tendance a continué de s’accélérer ces derniers jours : l’établissement a recensé 9 morts des suites de la pandémie pour la seule journée de lundi, puis 16 mardi. « C’est du jamais vu, se désole la soignante. On s’y attendait un peu en observant la situation en Martinique. Mais entre le savoir et le vivre… »

Les pompes funèbres saturent
A l’instar des urgences, la morgue a dû s’adapter. L’amplitude des horaires de travail a augmenté, du personnel est arrivé en renfort et les pompiers de Paris ont acheminé du matériel pour conserver jusqu’à 60 corps supplémentaires. Impossible de faire autrement : les pompes funèbres, elles-mêmes débordées, mettent de plus en plus de temps à venir chercher les défunts à la morgue. « Normalement les cadavres restent moins de 48 heures. Mais ces jours-ci les délais ont tendance à s’allonger », détaille Tania Foucan. Elle illustre son propos : le cadavre le plus ancien de son service est désormais entreposé ici depuis plus d’une semaine.

Christie Rambinaising, conseillère funéraire à Morne-à-l’Eau, commune de 17 000 habitants au nord de la Guadeloupe, raconte : « En ce moment, c’est de la folie. C’est simple, lundi on était déjà plein pour toute la semaine. Avant on demandait aux familles quand elles préféraient faire l’inhumation, aujourd’hui on est obligé d’imposer la date. » Jusque-là, même au plus haut des précédentes vagues, la petite agence de pompes funèbres dans laquelle elle travaille comptait rarement plus d’un décès lié au Covid par mois. Depuis un peu plus d’une semaine, il en arrive au moins un par jour. En grande majorité des Guadeloupéens qui n’ont même pas pu se rendre à l’hôpital, s’éteignant chez eux, à bout de souffle. « Je ne sais même pas s’ils sont comptabilisés », avance la jeune femme.

Aux Abymes, ville la plus peuplée de Guadeloupe, on décrit à peu de chose près la même situation. « On est obligés d’aller très vite. On enchaîne les obsèques, et à cause de la pandémie, toutes les traditions antillaises ont été mises de côté, à commencer par les veillées mortuaires, rapporte Eddy Edouard Zelbin, maître de cérémonie dans la commune, qui a dû rentrer de congés pour prêter main-forte à l’entreprise dans laquelle il travaille. Ce variant est vraiment redoutable, il ne fait pas de quartiers, c’est une vraie saloperie. Vu la tendance épidémique, on s’attend à avoir des centaines de décès dans les deux prochaines semaines. »