Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Covid-19 : le bâillon de culture

Mai 2020, par Info santé sécu social

Par Didier Péron , Frédérique Roussel , Gilles Renault , Guillaume Tion , Julien Gester , Ève Beauvallet et Sandra Onana — 5 mai 2020

Librairies, théâtres et cinémas fermés, festivals annulés… Déjà sinistrés par le confinement, les milieux de l’art et du spectacle devraient pâtir après le 11 mai des règles de distanciation sociale. Ils guettent avec appréhension les annonces présidentielles de ce mercredi.

Le 6 mars tombait l’annonce de l’annulation pure et simple du Salon du livre 2020, un coup de semonce qui prévenait le monde de la culture encore insouciant de la violence de la tempête à venir. Onze jours plus tard, le confinement fermait par milliers salles de cinéma, théâtres, salles de concerts, musées, librairies, puis tombaient une à une les annonces d’annulation de festivals, plongeant le pays dans un spectaculaire black-out culturel. La crise est majeure et sans précédent par l’effarante synchronie des cessations d’activité et l’absence de perspectives à court et moyen terme qu’elle ouvre en même temps pour le monde du théâtre, de la danse, de l’art contemporain, du livre, de la musique… Déjà échaudé depuis des semaines par les non-réponses du ministère de la Culture sollicité sur la manière d’affronter la période et un Franck Riester évasif ou aphone, le milieu culturel a particulièrement mal vécu d’être tout simplement exclu des préoccupations d’Edouard Philippe dans son discours du 28 avril à l’Assemblée nationale. Celui-ci a ensuite tenté de se rattraper au Sénat, lundi, en évoquant la possibilité d’une réouverture des cinémas début juin.

Au désastre en marche qui accroît toutes les calamités et les effets de concentration ou de désinvestissement public qui avaient précédé la pandémie, quelles réponses ambitieuses ? Depuis plusieurs semaines, une multitude de voix s’élèvent pour réclamer une remise à plat des politiques en la matière, des investissements, voire un revenu minimum dont bénéficieraient indifféremment intermittents du spectacle et auteurs. Après un mois d’assourdissante atonie en la matière, Emmanuel Macron s’est laissé émouvoir par une tribune (parue jeudi dans le Monde), où une centaine de personnalités, parmi lesquelles quelques-unes des plus médiatiques et des moins mal loties, de Catherine Deneuve à Omar Sy, se faisaient les porte-voix du secteur - lequel, il faut le rappeler, par delà tout ce qu’il cultive de nourritures spirituelles, pèse autant dans l’économie française que l’industrie agroalimentaire. Alors que son ministre, Franck Riester, a beaucoup occupé l’espace ces dernières heures, à coups de tribunes et d’interviews, sans rien formuler de concret, et tandis que Jack Lang réclamait mardi dans le Monde un « New Deal » culturel, le Président doit annoncer ses « premières décisions » sur le sujet ce mercredi depuis l’Elysée, après une discussion « avec des artistes ».

Or l’effondrement qui guette est si vaste et touche une telle variété d’acteurs dont les destinées semblent pourtant chaînées les unes aux autres, à des échelles économiques allant de la superproduction à l’artisanat local, que la réponse ne saurait être à la hauteur si elle se contente de prolonger les mesures de sparadraps et bouts de ficelle sans axe directeur des politiques culturelles depuis trente ans.

« Foire d’empoigne »
La rupture est là, béante. La crise a aussi ses bénéficiaires et ses effets d’aubaine, pour les tenants essentiellement américains de l’économie numérique (Netflix, Google, Amazon ou Disney) nous rivant aux écrans domestique. La culture « physique », celle qui requiert de sortir de chez soi, voit se dessiner des contraintes prophylactiques préconisées par un rapport de l’infectiologue François Bricaire (révélé par le JDD) remis vendredi à Emmanuel Macron. Deux sièges de séparation entre les spectateurs, port du masque obligatoire, ventilation de la salle, annulation des entractes pour les théâtres, distance minimale d’un mètre entre les acteurs. Et ce genre de phrases, lunaire : « En cas de rapprochements impératifs liés à des scènes de colère ou d’amour, les comédiens devraient se soumettre à des prises de température et à des tests sérologiques. » Ou encore des mesures de quarantaine pour les équipes de tournage avant le premier clap afin de s’assurer que tout le monde sur le plateau est safe ! Bon courage.

Depuis que les cinémas ont tiré le rideau, l’ensemble de la chaîne de production des films accuse des dommages et périls colossaux. En amont de la diffusion, les distributeurs ont investi pour des films reportés sine die, aux débouchés incertains. « Il va vite y avoir des victimes dans la distribution française, certifie Vincent Maraval, patron de la société de production et de distribution Wild Bunch, interrogé par Libération. Soit les distributeurs ne peuvent pas écouler leurs stocks de films faute de visibilité sur le marché de l’exploitation en salles, soit ils n’ont pas constitué de stocks et ne trouveront pas de quoi redémarrer. Il y a un effet domino qui entraîne toute la chaîne dans des difficultés presque insurmontables, sauf à envisager un chômage partiel sur deux ans. » Le refus persistant, en dépit des tractations en cours, des compagnies d’assurances de prendre en charge le risque épidémique sur les plateaux exclut actuellement toute hypothèse pérenne de reprise. Un fonds spécial abondé par l’Etat est douloureusement attendu par les producteurs, notamment les indépendants, dont le pronostic vital est engagé à mesure qu’ils creusent dans leur trésorerie en raison d’un calendrier de projets en tournage ou en postproduction à l’arrêt. L’horizon d’un redémarrage cahin-caha au 2 juin sera évalué à la fin du mois. Mais quels films pour essuyer les plâtres d’une reprise contrainte par la division des jauges des salles (mesures barrières obligent) et du nombre de séances, en sus d’un appétit incertain du public ? « Quand les salles rouvriront, ce sera la foire d’empoigne, pronostique Thomas Ordonneau, de la société de distribution Shellac. Chacun devra rattraper son chiffre d’affaires et la loi du marché régnera. » Au cœur d’un embouteillage de sorties, les grosses locomotives risquent de s’arroger la part du lion sur les écrans. Les contre-chocs du marasme annoncé - des hémorragies budgétaires, du chômage prolongé en masse, des annulations de contrats et faillites probables - sont vertigineux, et augurent un bouleversement du paysage à long terme.

Coma
Tout aussi gelé depuis début mars dans l’élan qui devait les conduire vers un été toujours riche en créations et premières entre Avignon, Montpellier, Marseille, Aix, le spectacle vivant compte ses pertes et boit la tasse. Tous ces festivals ont bien sûr fini par lâcher la rampe. Début avril, lors de sa présentation en plein déni du 74e Festival d’Avignon, Olivier Py n’a pas manqué de rappeler l’impact économique d’un événement représentant pour la ville et sa région 100 millions d’euros de retombées. Le directeur de l’Opéra de Paris, Stéphane Lissner, ne voyant pas comment accorder la Tétralogie de Wagner avec les impératifs de distanciation physique, à moins de chanter dans son coude, envisage de fermer trois mois l’Opéra Bastille à la rentrée pour ne reprendre qu’en janvier. Avec la lourdeur de ses charges fixes (le lieu perd beaucoup à l’arrêt), ce sont 40 millions d’euros de pertes, cumulées à celles enregistrées pendant les grèves de décembre, soit un cinquième du budget global annuel de l’institution. Quant au secteur privé, maintenir des représentations avec 20 % de la jauge de salle remplie revient soit à faire flamber le prix du billet, soit à couler la quasi-totalité des entreprises. Selon le Centre national de la musique, la perte en billetterie de la filière spectacle atteindra les 500 millions d’euros à la fin mai. « Le spectacle vivant est en danger absolu », observait mi-mars le Prodiss, syndicat des professionnels du secteur, estimant à 590 millions d’euros la perte en chiffre d’affaires, en imaginant un scénario catastrophe arrivant à échéance le… 31 mai. Pour l’heure, il s’agit donc d’un coma, avec plusieurs fonctions vitales touchées. Plus ou moins gravement selon qu’on est une salle subventionnée à 70 % comme la Comédie-Française ou le Théâtre national de Strasbourg, une salle mixte (50 % de subventions, 50 % de ressources propres) comme la Philharmonie de Paris, ou un théâtre subventionné à moins de 30 %.

Même s’ils seront peut-être les premiers à pouvoir rouvrir avec des systèmes prudents de flux de visiteurs (l’Institut Giacometti à Paris annonce une réouverture le 15 mai), les musées souffrent eux aussi des dix plaies d’Egypte. Le confinement a creusé un trou abyssal dans les revenus de leur billetterie (sans parler de ceux des boutiques et cafés), ils doivent reporter des expositions en chaîne - et en annuler d’autres, préparées pendant des années -, voire renvoyer des œuvres chèrement convoyées à leurs prêteurs sans qu’elles aient été vues, avec zéro visibilité pour la suite. Annuler les expos prévues ? Les reporter jusqu’à créer un embouteillage ? Et comment faire s’ils ne peuvent compter sur les prêts internationaux pour encore de longs mois ? Au centre Pompidou, les pertes de la billetterie sont estimées entre 1,2 et 1,5 million d’euros par mois (sans compter les manques à gagner pour ce qui est du mécénat, de la location d’espaces, des ventes de produits dérivés, etc.).

Soutien trébuchant
Pour sa part, toute la chaîne du livre est elle aussi à l’arrêt, soit 50 000 personnes, depuis la fermeture des librairies. « Le cœur du réacteur, ce sont elles, on bouffe tous grâce à elles », dit un éditeur. Conséquence immédiate : une perte de chiffre d’affaires, qu’Antoine Gallimard estimait le 16 avril sur France Info, de 90 % pour son groupe Madrigall pendant le confinement, et de 30 % sur l’année 2020. Des mesures de chômage partiel ont été mises en place à tous les maillons, comme chez Actes Sud ou Editis. Et le secteur n’a pas attendu pour demander du soutien trébuchant : l’Etat va débloquer 5 millions d’euros : très en deçà de ce que le secteur du livre réclame pour freiner le désastre. Il y a aussi la mise en place d’un fonds d’aides, des reports de charges, des délais de paiement, de prêts garantis par l’Etat… La baisse du chiffre d’affaires des libraires serait de l’ordre de 20 % à 30 % sur l’année. Si toute la profession réclame la réouverture le 11 mai, pour ne pas étouffer les étals, en sommeil depuis deux mois, des sorties ont été supprimées ou reportées, au moins à l’automne (Gallimard prévoit ainsi une coupe de 40 % de sa production et de nombreux ajournements). « Il y aura moins de titres. Et aussi certainement moins d’éditeurs », a pronostiqué Vincent Montagne, président du Syndicat national de l’édition dans un entretien à Livres Hebdo. On risque de voir débouler dans la rentrée littéraire une majorité d’apprentis best-sellers et d’auteurs à succès lancés pour rattraper le manque à gagner. « Tout le monde cherche un livre qui va lui sauver son année », dit un éditeur.

On le voit, l’attente et l’angoisse sont énormes. Les décisions qui se font attendre ne sauraient consister seulement en une perfusion ponctuelle destinée à reconstituer les déséquilibres déjà à l’œuvre avant la catastrophe. A l’aune de ce qu’il reste de l’hypothèse d’une exception culturelle française, et par delà les logiques industrielles auxquelles on résume trop volontiers la portée de la création, tout un secteur attend aujourd’hui de l’Etat qu’il rende les arts et la culture à leur ambition et vocation première de trésor commun et de service public.