Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Covid-19 : le dépistage de masse, vraiment efficace ?

Décembre 2020, par Info santé sécu social

Par Nathalie Raulin — 14 décembre 2020

Des opérations de « mass testing » démarrent ce lundi au Havre et à Charleville-Mézières, et mercredi en Auvergne-Rhône-Alpes. Des programmes inédits en France, mais à l’efficacité douteuse, selon certains experts.

Tournant dans la stratégie nationale de lutte contre l’épidémie, ou simple riposte politique ? Pour la première fois, le gouvernement met le dépistage de masse au banc d’essai. A compter de lundi et jusqu’au 19 décembre, deux opérations de « mass testing » sont engagées au Havre et à Charleville-Mézières. Deux autres sont prévues à partir du 11 janvier à Roubaix et Saint-Etienne. De ces « quatre expérimentations », le ministre de la Santé, Olivier Véran, s’était fait l’écho devant la presse le 10 décembre. Curieusement, il avait alors passé sous silence une cinquième campagne, et la plus large de toute : le dépistage de masse organisé sur tout le territoire d’Auvergne-Rhône-Alpes du 16 au 23 décembre. Et ce, quand bien même le président de région, Laurent Wauquiez, revendique haut et fort d’agir en concertation avec le Premier ministre et dans le cadre de la stratégie nationale de tests…

Cette opération-là, Olivier Véran l’a en fait un peu en travers de la gorge. Le 16 novembre, Wauquiez l’a pris de court en annonçant vouloir lancer, avant Noël, une vaste campagne de dépistage sur sa région, épicentre de la deuxième vague épidémique. « La Slovaquie et l’Autriche ont fait un dépistage systématique de leur population, nous allons démontrer que c’est possible », argue alors le président de région. C’est, en creux, accuser le ministre de pusillanimité dans la lutte contre le virus. C’est surtout mettre de l’eau au moulin de la brochette d’épidémiologistes qui presse Véran d’organiser un dépistage de masse national.

Bien-fondé épidémiologique
Or, de cela, Véran ne veut pas : trop cher, trop lourd sur le plan logistique, pour un résultat trop incertain. Il lui faut reprendre la main. D’où sa décision de lancer des « expérimentations » comme le lui avait suggéré le Conseil scientifique dans une note du 14 novembre. Un peu « à la va comme je te pousse », de l’avis du maire de Saint-Etienne, Gaël Perdriau (LR), qui apprend par la presse le choix de sa ville. Sans toujours se préoccuper du bien-fondé épidémiologique.

« Faire cela au Havre, zone de faible prévalence du virus, je ne vois pas bien l’intérêt, relève le professeur en santé publique Philippe Amouyel. A Saint-Etienne et Roubaix, deux gros points noirs de la deuxième vague, ça se justifie davantage. » Pour certains experts, ces opérations sont loin d’être la panacée. « L’intérêt du dépistage de masse, c’est de repérer tous les porteurs du virus dans une population, qu’ils soient symptomatiques ou non, pour les isoler rapidement, de sorte à réduire le risque de transmission du virus, rappelle l’épidémiologiste Catherine Hill. C’est à cette condition qu’on peut arriver à endiguer le virus. Mais ce n’est pas du tout ce qui se profile. Au Havre, l’objectif est de tester 60 000 habitants sur les 250 000 du bassin, et à Roubaix 15 000 sur 100 000. Cela n’a rien à voir avec un dépistage de masse si vous ne testez qu’une personne sur quatre, cinq ou six ! Avec de tels trous dans la raquette, je ne vois pas comment ces expérimentations pourraient permettre de freiner la circulation du virus. Si tel est le but, ils vont dans le mur. »

Le sous-dimensionnement logistique n’est pas seul en cause. « Il y a un problème de participation et d’acceptation des tests, souligne Renaud Piarroux, chef du service de parasitologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Il est d’autant plus élevé que la situation socio-économique des habitants est précaire. Du coup, les personnes qui viennent se faire tester ne sont pas forcément celles qui sont le plus susceptibles d’être contaminées. » Cette moindre participation des quartiers populaires pourrait d’ailleurs, selon lui, expliquer que l’opération de mass testing réalisée à Liverpool, en Angleterre, début novembre, n’ait pas permis d’y réduire significativement la prévalence du virus. « Pour être vraiment efficace, il faudrait relancer le dépistage de masse à intervalle très régulier, toutes les deux ou trois semaines. Cela me paraît assez irréaliste vu la lassitude grandissante vis-à-vis des tests », insiste le professeur Piarroux.

Coup d’épée dans l’eau
Largement utilisés dans les mass testing, car seuls à pouvoir délivrer des résultats en moins d’une demi-heure, les tests antigéniques sont aussi sources de biais. Le président du Conseil scientifique, Jean-François Delfraissy, a lui même prévenu : « Chez les personnes asymptomatiques, il y a une fenêtre de deux ou trois jours où on ne détecte pas le virus. Les tests antigéniques laissent donc passer une partie des cas infectés. » Pour le professeur Piarroux, impossible dans de telles conditions d’espérer influer sur la dynamique de l’épidémie : « Je ne pense pas que la solution viendra du dépistage de masse », tranche-t-il.

De quoi inciter Wauquiez à la modestie. En dépit des moyens colossaux engagés en Auvergne-Rhône-Alpes (2,2 millions de tests antigéniques achetés, 15 000 personnels mobilisés, 1 300 sites créés, 40 cars affrétés pour sillonner les zones rurales…), le président de région ne parle aujourd’hui plus de « mettre un coup d’arrêt à la circulation du virus ». Mais seulement de « mettre en place des mesures concrètes et simples permettant à nos habitants de se protéger à la veille de Noël ».

Simple coup d’épée dans l’eau, les expérimentations ? « Dire que ces opérations de dépistage de masse ne servent à rien sans avoir essayé, c’est compliqué, s’agace Philippe Froguel, professeur au CHU de Lille et à l’Imperial College de Londres. C’est intéressant d’être en conditions réelles y compris sur le plan épidémiologique. Il faut lancer le processus et avancer. » En réalité, certains scientifiques sont au taquet. Pour eux, c’est une unique occasion de « tester » modèles et intuitions. Voire d’éprouver la logistique locale en vue de la future campagne de vaccination.

Tactique du coucou

En témoigne la présence de trois membres du Conseil scientifique – l’épidémiologiste Arnaud Fontanet, le modélisateur Simon Cauchemez et l’infectiologue Yazdan Yazdanpanah – dans le comité de pilotage de Roubaix. Froguel, qui en est aussi, n’en fait pas mystère. Le généticien espère bien tester in vivo à Roubaix les outils qui rendraient possible le dépistage de masse à l’échelle nationale, qu’il appelle de ses vœux. A savoir les tests salivaires et leur analyse groupée. « Fin novembre, quand on a discuté avec la Haute Autorité de santé d’un possible élargissement de l’autorisation des tests salivaires aux personnes asymptomatiques, ça s’est très mal passé, admet-il. Mais j’espère bien que la situation se sera débloquée en janvier. Cela permettrait d’expérimenter ces techniques sur le terrain. »

Cette tactique du coucou, un autre membre du Conseil scientifique, le professeur Bruno Lina, l’a pratiquée en Auvergne-Rhône-Alpes. Sans illusion sur l’efficacité du dépistage en population, le virologue lyonnais, qui a accepté de présider le comité scientifique de la région, a obtenu que soient conduites en parallèle des campagnes de tests ciblés (dans les collèges, lycées ou établissements hospitaliers), épidémiologiquement plus pertinents à ses yeux…

Ironie de l’histoire, le vrai bienfait des expérimentations est sans doute collatéral. Laurent Wauquiez le concède : « La grosse plus-value d’une campagne de test, c’est que les résultats sont délivrés à une personne physique que vous pouvez donc sensibiliser en direct à la nécessité de se mettre à l’abri et à qui vous pouvez donner des conseils pour protéger son entourage. » Un dispositif rapproché propre à améliorer de manière subtile le respect de la consigne d’isolement.

Nathalie Raulin