Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Covid-19 : onze mois à suivre « les Experts : autoproclamés »

Décembre 2020, par Info santé sécu social

Par Christian Lehmann, médecin et écrivain — 28 décembre 2020 à 12:33

Christian Lehmann est médecin et écrivain. Pour « Libération », il tient la chronique d’une société suspendue à l’évolution du coronavirus.

De retour d’un voyage d’affaires à Macao, Beth Emhoff (interprétée par Gwyneth Paltrow) trompe son mari lors d’une escale à Chicago. Atteinte d’une forte fièvre et d’une toux insomniante, elle est hospitalisée et meurt bientôt, non sans avoir disséminé un nouveau virus responsable d’une pandémie dévastatrice. Nous sommes en 2011. C’est le monde d’avant, un monde lointain. On y va au cinéma sur un coup de tête, sans masque ni distanciation. Et Gwyneth Paltrow ne vante pas encore le sauna vaginal. Lorsque j’ai vu Contagion, de Steven Soderbergh, deux ans après la fausse alerte H1N1, je me souviens avoir tiqué sur le personnage d’Alan Krumwiede, interprété par Jude Law. Il m’avait semblé qu’en créant ce personnage de youtubeur complotiste, les scénaristes avaient surtout voulu confronter leurs héros du CDC (Center of Disease Control) à un antagoniste humain incarné en chair et en os, alors que le virus Mev-1 qui dévaste la planète reste invisible et insaisissable. Jude Law prête son charisme à ce conspirationniste qui prétend s’être guéri du virus en utilisant un traitement homéopathique à base de forsythia. S’autoproclamant voix du peuple et pourfendeur des lobbies pharmaceutiques, il crée des émeutes violentes quand son produit miracle disparaît des pharmacies. A l’époque, j’avais trouvé la ficelle scénaristique un peu grossière. Avec le recul, je réalise à quel point j’avais tort. A quel point j’avais sous-estimé la présence des adeptes du chaos dans nos rangs.

Depuis le début de la pandémie, certains experts autoproclamés n’ont eu de cesse de porter une parole prétendument disruptive, d’aller à l’encontre des recommandations sanitaires comme des informations scientifiques disponibles. Si la communication gouvernementale avait réellement été aussi transparente que possible, comme l’avait promis Olivier Véran en succédant à Agnès Buzyn, leur pouvoir de nuisance aurait probablement été amoindri. Les délires d’un « documenteur » comme Hold-up n’auraient pas touché tant de monde si les mensonges originels du gouvernement sur la pénurie de masques n’avaient pas créé dans la population une onde de choc dont aucun responsable ne semble avoir pris la mesure, tant chacun d’entre eux reste préoccupé d’étouffer sa responsabilité. La violence de ce mensonge initial, l’impunité actuelle de ceux qui ont laissé sciemment disparaître le stock pandémique, puis en ont minimisé l’utilité avant de reconnaître à demi-mot l’intérêt du masque en population générale puis enfin d’en déclarer le port obligatoire en lieu clos, tout ceci a posé les bases de la situation actuelle, et affaibli durablement la crédibilité du gouvernement, mais aussi des médecins qui tentent de porter une parole responsable en respectant la méthode scientifique.

Amende honorable du bout des lèvres

Si le gouvernement n’avait pas été empêtré dans ce mensonge originel, les élucubrations de Didier Raoult sur la chloroquine puis l’hydroxychloroquine n’auraient pas eu pareil retentissement. Mais confrontés à un mensonge d’Etat, nombre de Français dénués de culture scientifique ont pris pour argent comptant les affirmations rassurantes d’un mandarin narcissique qui s’exonérait de la nécessité de prouver ses dires par des études correctement menées, en s’autoproclamant supérieur au reste du monde scientifique : « L’élite, c’est moi. » Dans le sillage de Raoult, un grand nombre d’élus Les Républicains a milité activement pour l’hydroxychloroquine, avec autant de zèle que d’incompétence. Christian Estrosi a visité un Ehpad à Nice pendant la campagne des municipales, sans masque, alors même qu’il était contagieux, et a vanté le traitement miracle du professeur marseillais, sans autre argument que son expérience personnelle : « On n’a pas le temps de tester sur des souris pendant six mois. »

Au même prétexte de l’urgence, président du groupe LR au Sénat, Bruno Retailleau, a affirmé : « De toute façon, qu’est-ce qu’on risque ? Les gens meurent. » Dans le but de marquer des points, de nombreux politiciens ont instrumentalisé la crise sanitaire, contribuant aux grands délires de la pandémie. Des députés, des élus, des hommes et des femmes politiques, ont sciemment colporté les pires insanités. Le sénateur et radiologue, Alain Houpert, a affirmé à plusieurs reprises que le Rivotril avait été utilisé pour euthanasier des résidents en Ehpad. Le député LR et médecin lui aussi, Jean-Pierre Door, a menti devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale lors de l’audition d’Olivier Véran en affirmant avoir eu en main des certificats de décès falsifiés. La députée Martine Wonner a menti en séance en affirmant que les CDC avaient constaté l’inutilité des masques. Plus récemment, Nicolas Dupont-Aignan et Florian Philippot ont mis en cause la vaccination, en affirmant que les risques étaient trop importants par rapport au bénéfice. Nicolas Dupont-Aignan a expliqué qu’il attendrait d’en savoir plus pour se faire vacciner, ce qui se conçoit parfaitement. Pas sûr cependant que « Passe devant pour le vaccin, mamie, je te couvre » soit un slogan résolument gaulliste. L’important n’est pas la santé publique, ou la vérité scientifique, mais le profit politique qu’on peut en tirer à moyen terme.

De nombreux médias ont fait le buzz depuis des mois, invitant Didier Raoult à pérorer, sans jamais reprendre les incohérences de son discours – « Il y a trois Chinois qui meurent et ça fait une alerte mondiale » en janvier, efficacité de l’hydroxychloroquine, absence de seconde vague, absence de contamination respiratoire –, ni le confronter à des scientifiques de niveau comparable, narcissisme oblige. Pendant tout l’été, les « rassuristes » ont eu l’honneur des plateaux télé, martelant qu’une seconde vague était impossible, contribuant à un relâchement collectif et à une reprise en septembre avec des protocoles très allégés au nom de la nécessité économique. Quelque 29 000 morts plus tard, certains ont fait amende honorable du bout des lèvres, tandis que d’autres s’enfonçaient dans leurs mensonges : il n’y avait pas de surmortalité ou les morts étaient comptabilisés Covid alors qu’ils mouraient d’autre chose… Leur quasi-disparition sur les plateaux télé des médias « mainstream » n’est en rien liée à leur dangerosité, comme l’explique à Libération le directeur de la rédaction de LCI avec une candeur sidérante : « Ces personnes ont pu avoir un temps d’antenne à un moment donné, parce que le tempo était plutôt en leur faveur, avec des propos qui faisaient écho dans la société. Ils avaient une certaine aura, ils étaient écoutés, c’est moins le cas aujourd’hui. Pour le moment, on estime que ces propos n’ont pas suffisamment d’écho dans la société pour être relayés. » La vérité scientifique, le simple respect de la méthode scientifique, la vérification des sources, tout ceci importe peu. Si demain un nouvel charlatan pique l’intérêt du public, il aura l’honneur des plateaux.

« Mais que reste-t-il si nous abandonnons les mensonges ? »

Intronisés dans les médias grand public, les gourous nécessiteux peuvent ensuite toujours se recycler sur la toile. Laurent Toubiana et Jean-François Toussaint officient avec Laurent Mucchielli sur « Bas les masques », Christian Perronne a micro ouvert sur le média Hold-up, les délires du professeur Fourtillan sont complaisamment étalés dans FranceSoir, ancien journal de renom devenu une coquille vide de journalistes dont le propriétaire, qui a pris depuis des mois fait et cause pour Raoult, Perronne, Delépine, publie récemment un texte ouvertement conspirationniste reprenant les « théories » QAnon. Dénonciation du « canular » de la « fausse pandémie », Biden faux vainqueur de l’élection US, « pédocriminalité sataniste institutionnalisée dans nos pays occidentaux », « mascarade sanitaire », tout y passe. Lui-même signe certains de ses tweets d’un petit « q » qui ne laisse aucun doute sur son allégeance. Et parmi les nouveaux venus, le docteur Louis Fouché, de l’hôpital de la Conception à Marseille. Nouvelle star des anti-masques, il utilise la rhétorique de Chomsky sur « la fabrication du consentement » pour se faire inviter à Radio Courtoisie et chez Alain Soral, ou servir la soupe au gourou Thierry Casasnovas, qui explique dans une vidéo que boire du jus de légumes peut faire repousser un membre. Nul doute qu’un brillant avenir lui est réservé, de CNews à Sud Radio.

La situation actuelle me fait penser à un échange entre Lord Varys et Petyr Baelish alias Littlefinger dans le sixième épisode de la troisième saison de Game of Thrones. Un échange de moins de trois minutes qui à l’époque m’avait fasciné, et me fascine toujours. Les deux conseillers politiques s’affrontent à mots couverts autour du trône de fer. Littlefinger fait remarquer à Varys que le trône, censé avoir été forgé à partir d’un millier d’épées retirées des mains des ennemis défaits du roi Aegon Targaryen, ne compte pas plus de 200 lames. Varys prend la défense du Royaume et de ses légendes, mais Littlefinger insiste… Comme le trône lui-même, le royaume est basé sur des mensonges que les humains acceptent de répéter « en oubliant que ce sont des mensonges ». Conscient de la fragilité du royaume, Varys demande : « Mais que reste-t-il si nous abandonnons les mensonges ? Le chaos. Un gouffre béant prêt à nous avaler tous. » A quoi Petyr Baelish répond avec gourmandise : « Le chaos n’est pas un gouffre. Le chaos est une échelle… Peu d’hommes et de femmes ont la présence d’esprit et la force de s’y accrocher, d’en grimper chaque barreau pour atteindre le pouvoir. Certains refusent en s’accrochant à l’amour ou aux dieux ou au royaume. Des illusions. Seule l’échelle est réelle. L’ascension est la seule chose qui existe. »

Christian Lehmann médecin et écrivain