Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Covid-19 : rassurez-vous, qu’ils disaient

Octobre 2020, par Info santé sécu social

Par Nathalie Raulin et Anaïs Moran — 4 octobre 2020

Alors que les patients Covid recommencent à affluer dans les hôpitaux, les praticiens de terrain craignent que le médiatique discours « rassuriste », qui veut que l’épidémie s’essouffle, entraîne une levée de boucliers contre les restrictions sociales.
Covid-19 : rassurez-vous, qu’ils disaient

Ils ont le verbe flamboyant, l’assurance des sachants. Ils jouent les contradicteurs indignés sur les chaînes d’info en continu et font le buzz sur les réseaux sociaux, qui les surnomment les « rassuristes ». Ils s’appellent Didier Raoult, Christian Perronne, Jean-François Toussaint, Laurent Toubiana. Ils sont microbiologiste, infectiologue, professeur de physiologie ou épidémiologiste. La renommée du Pr Raoult, directeur de l’IHU de Marseille et promoteur acharné de l’hydroxychloroquine, est mondiale. Tous sont bardés de diplômes. Leur point commun ? Une lecture de la situation sanitaire à rebours de celle de leurs pairs : l’épidémie est en bout de course, le virus moins dangereux et les entraves à la vie sociale des citadins décrétées ces dernières semaines par le gouvernement, inutilement liberticides.

Cette thèse, ils la défendent mordicus, quitte à ignorer les travaux de recherche internationaux qui les contredisent, à minimiser la menace pour la population ou à interpréter les données sanitaires à leur manière. Longtemps en toute impunité, l’incertitude qui entoure le comportement du virus incitant la plupart de leurs homologues à la retenue.

« On est à saturation »
« Il y a une mode en France qui dépasse la médecine, c’est l’hyperrelativisme, souligne Philippe Juvin, chef des urgences de l’hôpital Georges-Pompidou à Paris. Ces discours en sont une déclinaison. Ça ne me choque pas que l’on cherche à rassurer la population. En revanche, je suis surpris devant des propos péremptoires, pétris de certitudes. Quand on est un scientifique, qu’on a une légitimité pour s’exprimer et être écouté, il faut faire preuve d’une extrême prudence. » Avec le retour des patients Covid dans les hôpitaux cet automne, le débat entre rassuristes et praticiens de terrain a tourné à la guerre ouverte.

Accusés par le Pr Raoult le 24 septembre de « porter une responsabilité dans les mesures déraisonnables prises contre Marseille par le ministre de la Santé » en raison de messages trop « alarmistes », 19 chefs de service de l’AP-HM ont riposté. Dans une tribune cinglante où ils rappellent que l’IHU ne dispose « d’aucune structure de réanimation », ils martèlent que leur rôle « n’est pas d’être "alarmiste" ni de commenter, mais de soigner des patients, de prévoir sereinement une réponse adaptée aux besoins de santé de la population […] face à cette deuxième vague. »

C’est que les discours « déconnectés », l’hôpital n’en peut plus. Ebranlés par la première vague épidémique, en sous-effectif chronique, les hospitaliers de terrain souscrivent pleinement aux restrictions sociales décidées par le gouvernement. Et ce même si l’on est encore très loin de la catastrophe sanitaire du printemps. « Actuellement, plus de 30 % des places en réanimation en Ile-de-France sont occupées par des malades Covid couchés sur le ventre avec un tube dans le nez, précise le Pr Renaud Piarroux, infectiologue à la Pitié-Salpêtrière. C’est moins qu’en mars, mais c’est déjà très haut pour nos hôpitaux qui ont tous les autres patients à soigner. On compte 300 à 400 morts du Covid par semaine en France, ce n’est pas un détail. »

Pour les praticiens hospitaliers, l’enjeu de santé publique dépasse le Covid. Infectiologue à la Pitié-Salpêtrière, Alexandre Bleibtreu explique : « Aujourd’hui, il nous faut soigner les patients Covid et les autres, veiller à ce qu’il y ait des lits en réanimation disponibles pour tout le monde. Or, quand on dédie 20 % des ressources hospitalières aux Covid, on est à saturation. » Les soignants sont dès lors contraints de faire un tri entre les malades du Covid et les autres pathologies prises en charge… « Si on avait une infinité de lits disponibles en médecine, en soin critique et en réanimation, on n’aurait pas besoin de contraindre la population. Ce n’est pas le cas », soupire le Pr Juvin.

« La parole est libre »
Au vu du contexte tendu, l’exaspération monte contre les marchands d’espoir à peu de frais. « Ils me font très peur, dit Stéphane Gaudry, réanimateur à Avicenne (Bobigny). Si ces gens arrivent à fédérer une partie de la population, excédée par les restrictions, il pourrait y avoir une vraie levée de boucliers contre les mesures barrières et ce serait très dangereux. Des gens pourraient enlever les masques, refuser de fermer leurs bars… Là, on serait dans une situation ingérable, on n’aurait plus rien pour amortir le choc dans les hôpitaux. » Dans la cacophonie, les appels à la responsabilité comportementale risquent de moins porter. « Quand ils entendent cinq scientifiques dire cinq choses différentes, les gens ne comprennent plus rien et ne font plus confiance à personne », estime le Dr Bleibtreu.

Vice-présidente du Comité consultatif national d’éthique, Karine Lefeuvre le reconnaît : « On est dans un pays où la parole est libre. Quand le débat scientifique introduit un doute de nature à remettre en cause la solidarité collective nécessaire pour préserver la santé, le premier des biens, cela pose problème. » Néanmoins, elle prône l’apaisement ; « Quand les médecins racontent ce qu’ils vivent au quotidien dans les hôpitaux, cela permet de relativiser les expressions trop déconnectées. Les recherches internationales aident aussi à faire contrepoids. On est dans un moment de tension forte entre liberté individuelle et responsabilité collective. Le politique est dans son rôle quand il impose des restrictions pour limiter le risque sanitaire. » Mais Karine Lefeuvre juge nécessaire de « veiller à ce que la contrainte soit proportionnée, limitée dans le temps et accompagnée d’une information la plus claire possible pour ne pas créer de clivage profond entre la population et le monde de la santé ».

Nathalie Raulin , Anaïs Moran