Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Dans les Ehpad Korian, « engloutis par la vague » du Covid-19

Avril 2020, par Info santé sécu social

Par Chloé Pilorget-Rezzouk et Ismaël Halissat — 19 avril 2020 à 20:31

Le leader du marché des maisons de retraite, coté en Bourse, a-t-il failli dans sa gestion de la crise ? Les premières données montrent une forte surmortalité dans ses établissements et les témoignages pointent des négligences. Des familles veulent aller en justice.

Depuis un mois, les funestes décomptes font les titres de la presse : à « la Villa Victoria » de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), 25 décès ; aux « Aurélias » de Pollionnay (Rhône), 28 décès ; à « la Vill’Alizé » de Thise (Doubs), 26 décès… Et le plus lourd bilan connu à ce jour, à « la Riviera » de Mougins et ses 36 résidants morts (lire pages 6-7). Leur point commun ? Tous appartiennent au groupe Korian, spécialisé dans les maisons de retraite. En France, depuis le 1er mars, 511 décès sont attribués au Covid-19 dans les établissements de l’entreprise, selon les derniers chiffres communiqués par la direction à Libération. Un bilan probablement loin de la réalité du désastre, les décès de résidants survenus à l’hôpital n’y étant pas intégrés.

Selon nos informations, plusieurs autres sites du groupe, passés jusque-là sous les radars, affichent aussi une inquiétante surmortalité. A « l’Epervier » du Bourget (Seine-Saint-Denis), qui compte 114 places, 24 résidants sont morts. Au « Halage », près de Valenciennes (Nord), c’est 10 personnes, parmi la soixantaine accueillie. Aux « Cèdres » de Villemomble (116 lits, en Seine-Saint-Denis) 16, tandis qu’à Clamart (Hauts-de-Seine), au « Bel-Air », 8 pensionnaires sont morts sur 80. Certaines familles ayant perdu un proche fustigent une absence de transparence, des manquements de l’entreprise et ont déposé plainte. Enfin, c’est dans un Ehpad Korian que travaillait le premier personnel du secteur mort du Covid-19, une aide-soignante mère de trois enfants.

Une publicité dont le leader du marché en France, avec ses 294 établissements et près de 30 000 lits, se serait bien passé. En 2019, les résultats financiers de Korian - aussi numéro 1 en Belgique et en Allemagne - s’élevaient à 3,61 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 136 millions d’euros de bénéfices. Une société cotée en Bourse à la « performance opérationnelle solide », selon les mots de sa directrice générale, Sophie Boissard - dont le salaire annuel de près d’un million d’euros en 2018 la hisse parmi les dirigeants les mieux rémunérés en France - dans le dernier rapport annuel.

Dans le business de la dépendance et du troisième âge, où figurent en bonne place les poids lourds Orpea et DomusVi, peut-on parler d’une spécificité Korian face à la crise sanitaire ? L’impératif de résultats financiers et du cours de l’action en Bourse peut-il expliquer les ravages de l’épidémie dans plusieurs établissements du groupe, dont certains sont éloignés des foyers les plus virulents ? Si le Covid-19 a largement touché les Ehpad, un haut fonctionnaire en première ligne explique à Libé que Korian est une entreprise bien connue pour sa « limitation très forte de la médicalisation ». Pas assez de médecins et d’infirmiers, des aides-soignants dépassés… « J’ai eu au téléphone l’un des dirigeants, poursuit cette source. Il m’a dit : "On est en perdition." Ils ont été engloutis par la vague, car s’il n’y a pas un bon suivi médical des résidants, on passe à côté d’un cas Covid qui va se développer. Il faut faire un diagnostic précoce. »

« Crier pour du gel »
Telles quelles, les premières données communiquées par la direction de Korian esquissent une surmortalité plus importante, avec un taux de décès proche de 2,2 % des résidants, contre 0,9 % pour le reste des établissements. Toutefois, ces chiffres ne permettent pas de répondre entièrement à la question, tant les biais à prendre en compte sont nombreux : répartition géographique, sous-déclaration de certaines maisons de retraite, nombre de pensionnaires morts à l’hôpital… Interrogé vendredi par Libé sur les nombreux décès dans les Ehpad Korian, Jérôme Salomon, le directeur général de la santé, a assuré qu’« il n’y a pas de raison d’imaginer qu’il y ait un groupe plus touché qu’un autre ». Tout en indiquant ne pas disposer de statistiques sur le sujet.

Soumis à la loi des marchés financiers, le groupe anticipait en tout cas, dans ses rapports annuels, les éventuelles répercussions d’une épidémie. Ainsi, le document de référence de l’année 2018 annonçait que « le développement d’une épidémie à grande échelle pourrait avoir un effet négatif sur l’activité, la réputation, la situation financière et les résultats du groupe, notamment en raison de la perte d’activité éventuelle qui pourrait en résulter ainsi que des coûts supplémentaires susceptibles d’être engendrés par la mise en place de mesures sanitaires exceptionnelles ». Mais assurait cependant aux investisseurs avoir « développé une politique d’hygiène et de qualité des soins permettant de circonscrire la diffusion des épisodes épidémiques et de minimiser au maximum les conséquences d’une épidémie sur ses résidants ». Cette promesse semble désormais bien lointaine.

Et à l’intérieur ? Un « flou total », une « gestion pas à la hauteur » et « une direction dans le déni »… Les salariés que Libé a pu interroger s’alarment de l’organisation mise en place pour faire face à la crise. « En tant que soignants, on a été extrêmement déçus : ça a été le foutoir », raconte l’une d’elles. « On m’a demandé de reprendre le travail malgré mes symptômes, je travaillais sans masque », dit une autre. Au Bourget, selon plusieurs témoins, le personnel est resté de longs jours sans matériel de protection, après le déclenchement du « plan bleu » dans les Ehpad le 6 mars. Une soignante choquée : « La direction ne voulait pas nous donner de masques, ils attendaient qu’il y ait un cas avéré. » Une autre employée : « La peur s’est installée, on n’était au courant de rien. Alors qu’il y avait déjà eu un décès, on continuait à travailler seulement avec des tabliers. On a dû crier pour avoir une bouteille de gel hydroalcoolique. La semaine dernière encore, on n’avait pas de charlotte. »

Les équipes n’ont été autorisées à porter des masques chirurgicaux qu’à partir de la dernière semaine de mars. D’abord un ou deux par jour, et c’est seulement début avril que des masques FFP2, plus protecteurs, ont été distribués pour effectuer les gestes les plus à risque. Aujourd’hui, environ un tiers du personnel est atteint. Les deux infirmiers de nuit (testés positifs) ne travaillent plus depuis deux semaines et n’ont pas été remplacés. L’un d’eux est en réanimation. Fin mars, aucun secteur réservé au Covid-19 n’avait encore été aménagé : « Des personnes déambulaient à tous les étages, se souvient une salariée tombée malade. J’ai très bien pu propager le virus, même si je faisais attention au maximum. On a des contacts très rapprochés avec des résidants qui n’ont pas de masque… »

« On attend que ce soit plus grave »
Même problème du côté du « Halage », près de Valenciennes, où 10 personnes sont mortes. « Après la mi-mars, des pensionnaires ont commencé à ne pas aller bien. Le souci, c’est que la direction refusait de sortir le stock de masques. On nous répondait : "On attend que ce soit plus grave" », raconte un personnel. Le linge des malades est trié par des employés non équipés. Soulignant que « le virus ne pouvait venir que de l’extérieur », l’un d’eux ne comprend pas : « Chaque année, pendant l’épidémie de grippe, les salariés non vaccinés portent un masque de façon préventive pour ne pas contaminer les résidants. Aujourd’hui, on est en situation de pandémie et Korian demande d’attendre qu’il y ait des cas avérés ? » D’autant, comme nous l’a assuré le groupe, que les sites étaient « tous équipés d’un stock de masques chirurgicaux pour affronter les épidémies saisonnières », conformément au « plan bleu ». Côté salariés, c’est l’hécatombe : 26 sur 43 sont tombés malades. Avec un impact direct sur la prise en charge des résidants, regrette une employée : « Il n’y avait quasiment plus de titulaires pour s’occuper d’eux alors que les personnes âgées ont besoin de repères et de visages connus, qui plus est quand elles sont confinées seules dans leurs chambres. »

Sollicité par Libé, Korian, qui indique avoir commandé plus de 2,8 millions de masques chirurgicaux et 800 000 FFP2, se range derrière les consignes du ministère de la Santé : « Nous avons scrupuleusement et instantanément suivi et appliqué tous les protocoles transmis par les autorités sanitaires. » Ainsi, le groupe précise que le port du masque a été instauré sur les sites « dès l’apparition d’un cas Covid + diagnostiqué » parmi les résidants, le 29 février, « avant même que le ministère ne le recommande le 13 mars ». Puis que celui-ci a été « systématisé » auprès des personnels à compter du 22 mars, après « la levée des mesures de réquisition de masques prises par le gouvernement ».

Mais « dans les faits, il y a un décalage entre les annonces, les protocoles nationaux et la réalité de chaque établissement », pointe une source syndicale préférant rester anonyme. Une demande constante : « Ça a toujours été très compliqué de parler librement chez Korian, même syndiqué », insiste une autre. En ces temps de crise, beaucoup se sont vu rappeler la consigne : « On ne parle pas à la presse. » Au sein de l’entreprise comptant plus de 20 500 « collaborateurs », une pétition lancée par la CFDT et l’Unsa a regroupé plus de 3 600 signatures pour dénoncer « l’acharnement de certains médias » jetant « le discrédit sur notre engagement sans faille pour accompagner nos aînés ». La CGT porte un autre discours : « C’est comme si on voulait minimiser, parce que les choses n’ont pas été faites à temps. Quels décès sont remontés ? Si une personne non suspectée meurt, elle n’est pas testée… Il faut un dépistage massif des résidants comme des personnels. »

« Tout va bien »
Pas à un paradoxe près, le groupe fait de « la transparence » une des valeurs phares de sa charte éthique. Déplorant une communication de façade, c’est justement l’absence criante d’informations que mettent en cause des familles de résidants. Denis Grably, dont le frère de 81 ans était hébergé pour 5 500 euros mensuels dans l’Ehpad parisien « les Arcades », témoigne de « négligences » : « Mon frère est hospitalisé depuis dix jours, sous oxygène. Je ne sais pas s’il va s’en sortir. Il était atteint depuis quinze jours, son cas a été pris en charge trop tard : il y a eu une perte de chance. Au téléphone, ils me disaient "tout va bien, tout est contrôlé". Un jour, le médecin m’apprend que mon frère tousse et a de la fièvre. Il me rassure, je m’inquiète, j’insiste… C’est comme ça que je découvre qu’il y a un décès dans l’Ehpad. »

Médecin lui aussi, Denis Grably devra insister lourdement pour que son frère soit testé, puis hospitalisé dans la foulée. « S’il s’en sort, hors de question de le remettre là-bas. » Et si l’issue s’avère tragique, il l’assure : il n’hésitera pas à aller en justice, comme d’autres. Dans cette maison de retraite, les familles n’ont pas reçu de communication groupée sur la situation épidémique entre le 26 mars et le 4 avril : ce jour-là, elles apprennent qu’on déplore trois décès et cinq salariés malades… Le précédent mail que ces proches avaient reçu ne faisait mention que d’un cas positif.

Une employée, chargée de maintenir le lien avec les familles dans un Ehpad de région parisienne : « Il fallait qu’on continue à démontrer que, malgré le fait qu’on avait de plus en plus de personnes malades, tout allait bien. » Dans un document interne mis à jour le 17 mars, le groupe donne la marche à suivre auprès des proches pour annoncer, par exemple, qu’un premier cas Covid est avéré. Avec un courrier type. C’est ce genre de mails « formatés » que Martine (1) a reçus de la directrice de l’Ehpad de Thise, où est hébergé un membre de sa famille. Même si la contamination de pensionnaires est signalée, le ton se veut rassurant sur « les nouvelles de [notre] maison » où sont appliquées « toutes les mesures barrières de précaution », des proches interdits de visite au confinement des résidants en chambre, du « port du masque obligatoire » aux prises de température pour le personnel. « A part ces mails collectifs où on nous dit que tout va bien et que la boulangère du coin offre des sandwichs, on a du mal à savoir, il n’y a rien qui filtre », soupire Martine.

Le 14 mars, les familles peuvent lire que « plusieurs résidants sont sous surveillance renforcée mais sans demande d’hospitalisation à ce stade ». Le lendemain, que la situation de certains requiert « une surveillance très renforcée en raison de leur fragilité ». Le 18 mars, l’Est républicain révélera la mort de 11 personnes depuis le début de l’épidémie. Dont 7 en l’espace de quelques jours. « On savait qu’il y avait eu un décès, puis un beau matin on a lu dans le journal qu’il y en avait 11… » lâche Martine. Au total, 26 résidants sur 79 sont morts.

« 30 centimes l’unité, trop cher »
S’il refuse d’accabler son ex-employeur au motif que « le problème dépasse largement le groupe Korian », Jean Arcelin, ex-directeur de « la Riviera » à Mougins et auteur d’un essai sur le business de la dépendance, Tu verras maman, tu seras bien, reconnaît du bout des lèvres : « Quand vous avez une telle mortalité sur un site, forcément, c’est qu’il y a un dysfonctionnement. » Pour lui, la crise révèle surtout un mal plus profond et global (lire ci-contre) : « Les Ehpad sont vraiment la dernière roue du carrosse. » Une employée estime, elle, que le cas du groupe est particulier : « Chez Korian, tout est conditionné par l’argent. On sait que le directeur a un fixe et un variable, aligné sur les économies qu’il va faire dans son établissement. Cette pression financière génère des dérives. » Logée dans de petits détails quotidiens, comme ces pains au lait supprimés au petit-déjeuner - « 30 centimes l’unité, trop cher » - ou cet unique litre de jus de fruits pour un étage d’une vingtaine de malades Alzheimer.

Ce n’est pourtant pas la première fois que Korian doit affronter une pluie de critiques sur sa gestion d’une épidémie. Fin 2016, dans l’Ehpad « Berthelot », à Lyon, deux tiers des 102 résidants étaient tombés malades de la grippe. En deux semaines, 13 étaient morts. Le ministère de la Santé avait décidé de confier un rapport à l’Inspection générale des affaires sociales. « Les mesures d’isolement et d’hygiène générale n’ont pas été appliquées pendant plusieurs jours avec toute la rigueur souhaitable », relevaient les enquêteurs. L’Igas estimait aussi que « le suivi d’un épisode épidémique est à améliorer par des transmissions d’informations plus régulières à l’autorité sanitaire et par un relevé plus précis de l’apparition des cas ». On reprochait à Korian de ne pas avoir informé l’ARS dans les temps de la gravité de la situation. « La vigilance peut être accrue, même quand des circonstances exceptionnelles sont susceptibles de la diminuer », insistait l’Igas. A la suite de cet événement, Korian avait pris au moins une décision radicale : changer le nom de son établissement. Même adresse, même téléphone, même bâtiment, l’Ehpad décimé fin 2016 appartient toujours bien à Korian, mais son passé a été gommé. Cette fois, face aux très nombreux décès du Covid-19, le groupe coté en Bourse aura sûrement plus de mal à tourner discrètement la page.

(1) Le prénom a été modifié