Psychiatrie, psychanalyse, santé mentale

Libération - Enquête . Psychiatrie, un système sous contention

Janvier 2019, par Info santé sécu social

Par Eric Favereau, — 8 janvier 2019

La disparité territoriale en termes de prise en charge des malades et le nombre de postes vacants inquiètent les professionnels. Plongée dans quatre établissements français.

Psychiatrie, un système sous contention
En France, les malades mentaux sont souvent maltraités. Ou plus exactement, c’est la loterie. Le paysage de la psychiatrie publique est en effet comme un puzzle, éclaté, sans cohérence d’ensemble. Certaines zones territoriales - et équipes médicales - arrivent à fonctionner. D’autres se battent ou s’effondrent. Pour le malade, c’est la grande incertitude dans la prise en charge, l’arbitraire parfois. On attache bien plus les patients dans l’Hexagone que dans les pays voisins. Et, depuis vingt ans, les chambres d’isolement se sont multipliées. Voyage à travers des lieux de soins devenus, bien souvent, peu hospitaliers.

A Saint-Etienne, des urgences sous tension
C’est un vieux monsieur. D’ordinaire mesuré, on ne peut le taxer d’extrémisme. Jusqu’à récemment, il était le président de l’Unafam (Union des familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques) de la Loire. Là, Jean-Claude Mazzini n’en peut plus, il ne sait plus quoi faire : « Vous vous rendez compte, à Saint-Etienne, on ne prend plus en charge les nouveaux malades mentaux. Ou alors au compte-gouttes. »

Au centre médico-psychologique de la Charité (CMP, lieu névralgique où se tiennent toutes les consultations psy de la ville), il y a des files d’attente de 300 personnes. Et pendant tout l’automne, le lieu a refusé tout nouveau patient. « Quand on reçoit des familles, on ne sait quoi faire. Notre conseil est d’attendre, c’est terrible, on leur dit d’attendre que la crise vienne et que la crise soit violente, raconte encore Jean-Claude Mazzini. Et quand la crise est là, on leur dit d’aller aux urgences… Mais ce n’est pas une solution adaptée quand on voit l’état de ce service. »

Les urgences psychiatriques au CHU de Saint-Etienne ? En mars, on s’en souvient, elles ont fait parler d’elles. La contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Adeline Hazan, publiait alors en urgence des recommandations, dénonçant les traitements inhumains que devaient supporter les malades, attachés pendant des jours dans des couloirs en attendant une hypothétique place dans un lieu d’hospitalisation. Ils étaient mis systématiquement sur un brancard et contentionnés. « On n’a ni la place ni le temps, alors on attache. » Telles étaient les pratiques du service des urgences. La contrôleuse exigeait des changements immédiats, qu’a promis la direction du CHU.

Dix mois plus tard, on attend toujours. Le directeur, Michaël Galy, peut lâcher à une journaliste de France Bleu : « Nous maintenons une dynamique d’investissement… Ce n’est d’ailleurs pas une situation spécifique au CHU de Saint-Etienne. Cette impatience est encore plus importante dans les services de psychiatrie. Il se passe dans beaucoup d’endroits du pays la même chose qu’à Saint-Etienne. »

Aux dires de toutes les personnes rencontrées - nous n’avons pas pu le confirmer visuellement car cela nous a été refusé - la situation reste tendue. Schématiquement, toutes les urgences médicales arrivent au CHU. Une infirmière procède alors à un tri : d’un côté les urgences générales, de l’autre celles dites fonctionnelles, et c’est là que sont dispatchés les malades psy. En attendant de voir un psychiatre, et surtout de bénéficier éventuellement d’un lit dans le service psy situé deux étages au-dessus, les malades restent en bas. En stand-by. Et « par précaution », souvent attachés. « L’habitude est telle que même lorsqu’un patient arrive avec une lettre de ma part, où je dis explicitement "nul besoin de le contentionner", je le retrouve attaché », nous dit un psychiatre du CHU (1). La direction s’était engagée à construire des boxes, aucun des travaux en ce sens n’a encore débuté. La direction avait affirmé qu’elle lancerait aussitôt un programme de formation, il tarde à voir le jour. Elle avait affirmé que des lits seraient ouverts : d’autres ont été, de fait, fermés. Nous l’avons interrogée à ce sujet, nous avons reçu une réponse laconique via un communiqué de presse : « Un plan de 500 000 euros est prévu en 2019 et de nouvelles procédures sont en cours. »

Aujourd’hui, la situation de la psychiatrie publique à Saint-Etienne reste problématique. Depuis plusieurs mois, tous les syndicats, regroupés dans un collectif (« Psy Cause »), ont lancé symboliquement une grève illimitée. « Que voulez-vous qu’on fasse ? lâche un infirmier CGT. On se fait injurier par la direction, on nous a intimé l’ordre de ne pas parler à l’extérieur pour ne pas abîmer l’attractivité du CHU. Et le personnel est à bout. » Une infirmière FO : « Comme on ne peut plus prendre de nouveaux malades, notre activité va baisser et on va dire que l’on est trop nombreux. » Cercle vicieux, logique désespérante, dialogue limité entre les professionnels de santé mentale et la direction.

Depuis deux mois, en tout cas, les décisions d’obligation de soins prises par la justice ne peuvent plus être appliquées, ou alors exceptionnellement, faute de personnel. Les malades sans domicile, alcooliques, paumés, restent hors du circuit sanitaire. Le plan précarité a été mis à l’arrêt, faute de ressources. Un infirmier : « Au CMP, j’ai l’impression de faire de la médecine de guerre. Je trie les malades. Les graves qu’on essaye de prendre en charge, les autres qu’on met de côté. » Un des rares psychiatres travaillant au CMP a quitté le lieu fin décembre, pour des raisons familiales. « Sera-t-il remplacé ? On n’en sait rien. Et c’est cela le plus dur, on ne peut avoir aucun projet car on n’a aucune certitude institutionnelle. » Un professionnel de santé : « Je ne suis en guerre ni contre l’administration ni contre personne. Et c’est d’autant plus dommage que l’on pourrait faire des choses, car il y a une vraie solidarité entre nous. »

A Plouguernével, on garde le moral
On s’attendait au pire, on a eu quasiment droit à une embellie. A Plouguernével (Côtes-d’Armor), petit bourg de quelques centaines d’habitants perdu entre Rennes et Brest, les gens résistent, tiennent le coup. A l’image de ce médecin d’origine roumaine. Psychiatre depuis 2013 au centre hospitalier psychiatrique de Plouguernével, le Dr Robert Sperlea s’occupe du centre médico-psychologique de Loudéac, un lieu de consultation qui reçoit près de 2 000 patients par an : « Ici, la plus grosse difficulté, c’est l’isolement. On est un peu seuls, sans transports publics, la vie est rude, difficile. »

Il ne parle pas de lui, mais des habitants du territoire. « Ce qui m’a frappé, au début, en arrivant ici, c’est le nombre élevé de tentatives de suicides pour des chagrins d’amour, mais aussi de suicides de paysans. Il y en a beaucoup. » Et Robert Sperlea raconte une mort récente qui l’a marqué, celle d’un agriculteur de 67 ans. L’homme voulait vendre sa ferme, n’y arrivait pas, puis il a découvert qu’il allait toucher autour de 600 euros par mois de retraite. « Ça, il ne le supportait pas. Il était pourtant entouré, ajoute le psychiatre, avec une famille présente. Mais il avait des idées noires. Il buvait, l’alcool ici est très présent. On a tout essayé, même les électrochocs. Il ne pouvait pas imaginer terminer sa vie avec une si petite retraite. Il s’est pendu. » Puis : « Pour d’autres, c’est l’épuisement, travailler sept jours sur sept, au bout de trente ans de vie comme ça, ils craquent. Surtout les hommes. »

Robert Sperlea, lui, ne craque pas. Il fourmille de projets. Il vient de monter une consultation anonyme pour jeunes consommateurs de drogues, et il cherche à constituer une équipe pour prendre en charge les « vieux autistes », totalement abandonnés. Avec sa femme, roumaine également, qui travaille comme médecin dans l’unité d’addictologie, ils viennent d’acheter une maison. La vie va bien. A l’hôpital de Plouguernével, qui regroupe deux secteurs géographiques étalés sur trois départements, ils sont ainsi six psychiatres roumains. Trois postes restent vacants, et trois autres sont occupés par des intérimaires.

« Ici, ce n’est pas la ruralité, c’est l’hyper-ruralité, nous sommes une terre rude où tout se gagne au front et au combat », lâche le maire PS de Plouguernével, Alain Gueguen, qui est aussi employé de l’hôpital. Le centre hospitalier est évidemment le cœur du territoire. Au départ, c’était un séminaire fondé au XVIIe siècle, vendu comme bien national en 1791, dans la foulée de la révolution. En 1906, le petit séminaire ferme et les biens sont attribués à l’hospice de Rostrenen, bourg voisin. En 1934, les bâtiments sont cédés à la société l’Abri-Foyer, spécialisée dans l’immobilier, avec l’obligation pour celle-ci de souscrire à la volonté du préfet de la Seine, qui veut trouver une solution aux capacités d’accueil insuffisantes des hôpitaux publics parisiens. C’est ainsi que durant des dizaines d’années, Plouguernével va accueillir des patients parisiens, venus pour la plupart passer là le reste de leur vie. Des fous, des vieux, des abandonnés, des pauvres surtout. Ils ont été jusqu’à 1 800 patients.
Aujourd’hui, hormis le magnifique et vaste bâtiment en U où devaient séjourner les futurs prêtres, et la vieille église en granit à l’entrée, tout a été bouleversé, habitudes comme pratiques. Le lieu a pourtant résisté. Avec un nombre similaire de salariés (autour de 1 100) mais avec dix fois moins de lits. Même le représentant de la CGT, syndicat largement majoritaire, s’y trouve plutôt bien. « On est bien, il y a un sentiment d’appartenance à l’Association hospitalière de Bretagne qui a repris le lieu. Avec la direction, on a des rapports réguliers, on travaille bien, même si les conflits sont nombreux. »

A la fin des années 90, l’hôpital voyait pourtant son avenir s’assombrir. Des lieux aussi asilaires n’avaient plus aucun sens, encore plus dans ce territoire isolé. Et la tutelle imaginait ouvertement la fermeture de l’endroit, alors qu’il s’agit de loin du premier employeur de tout le département. A « Ploug », comme on dit, des manifestations ont eu lieu, massivement. En même temps, une nouvelle équipe de direction, avec une nouvelle association chapotant l’ensemble, s’est mise en place. Objectif, ouvrir au maximum vers l’extérieur et, au passage, fermer un grand nombre de lits et créer une dizaine de petites structures intermédiaires dans ce vaste territoire.

Parallèlement, il y a eu le projet de construire à proximité une unité pour malades difficiles (UMD). « Il en manquait en France, explique le Dr Denis Chateaux, qui en est à l’origine. Adosser une UMD à l’hôpital de Plougernével, c’était lui donner aussi une assurance-vie. On ne ferme pas une UMD. » Depuis 2008, cette dernière fonctionne à quelques centaines de mètres du parc de l’hôpital. « On arrive à faire notre travail, même si sur trois postes de psychiatres, nous ne sommes plus que deux », note Denis Chateaux, très respecté dans le milieu.

A Plouguernével, le moral est donc plutôt bon. Et, de fait, le rapport établi il y a un an par la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, après qu’une de ses équipes a passé quelques jours à ausculter l’endroit, a été largement positif. « Nous sommes en équilibre financier, nous avons réussi cette mutation énorme de passer de 1 700 à 160 lits, et nous avons plein de projets, poursuit le directeur, Xavier Chevassu. Notre difficulté, comme partout, c’est la démographie médicale. Comment faire pour attirer des psychiatres ? Si on n’y arrive pas… »

Au Havre, une petite respiration
« J’ai 62 ans, je m’appelle Marc Jouy, je suis psychiatre, j’ai longtemps présidé la collégiale des psychiatres, et là, ma carrière se termine. » L’homme est désespéré. Après l’hôpital du Rouvray, près de Rouen, c’est son hôpital (Pierre-Janet), au Havre, qui a connu une crise inédite, du 16 juin au 11 juillet : sept salariés, qui se sont surnommés les « perchés du Havre », ont occupé le toit des urgences de l’établissement « pour dénoncer une grande précarité et réclamer des moyens humains et matériels pour faire face à l’urgence ».

Ce fut un conflit unique, colérique, avec une résistance étonnante de la part du personnel soignant. « C’est bête à dire, mais ce conflit nous a redonné la pêche. Il y a eu au final 34 postes d’infirmiers et de soignants créés. C’est comme une respiration », raconte Marc Jouy. Mais ce vieux médecin hésite. Il dit : « Cela ne peut pas suffire. Pour des pavillons de 40 lits, nous sommes un ou deux. C’est risqué, on fait du sale boulot et on le sait. Les malades s’accumulent. Il y a un accueil psy qui possède neuf lits, or le week-end cette unité est engorgée avec près de 20 patients.

Actuellement, un projet de restructuration est mené, piloté par un cabinet de consulting, mais on ne sait rien. On devine que c’est la fin des secteurs géographiques, avec des unités de spécialisation par maladies. C’est cela, l’avenir ? Des malades dans des cases… » L’inquiétude le reprend. Au Havre, comme dans le reste de la Normandie et dans la région voisine des Hauts-de-France, la situation de la psychiatrie est identique. « On meurt à petits feux », répète-t-il.

A Lyon, la voie de la réhabilitation
Nous voilà en pleine ville, dans un ensemble de bâtiments incertains entre habitations et hangars, en plein cœur de Lyon. S’y côtoient des lieux de sport, des entreprises… et le centre de réhabilitation de l’hôpital psychiatrique du Vinatier, que dirige le professeur de psychiatrie Nicolas Franck.

L’homme est actif, tonique. La quarantaine, grand, il gare son vélo dans son bureau. Jamais au repos, toujours d’une grande hospitalité, il avoue qu’il parle trop vite, mais c’est ainsi. En tout cas, chez lui comme dans son équipe de près d’une quarantaine de personnes, on ne ressent nulle trace de spleen ou de marques de plainte : « C’est vrai que l’on est privilégié, nous avons des projets, des financements, et le soutien de l’hôpital du Vinatier comme celui de l’agence régionale de santé. Et cela marche. »
« Réhabilitation » : c’est le mot qui a le vent en poupe actuellement, dans une psychiatrie en panne de modèles théoriques convaincants. « Réhabiliter, c’est redonner de l’espoir, explique l’infirmier Baptiste Gaudelus, qui dirige un atelier d’éducation thérapeutique. Dans la santé mentale, on avait l’habitude de malades chroniques, où il n’y avait rien à faire. Là, ce n’est pas le cas, on est actif, on se sert de tout ce qui marche, et puis on travaille pour que le patient soit le mieux dans sa vie. Voilà, c’est cela qui m’a plu. » La réhabilitation est apparue dans le monde de la psychiatrie aux Etats-Unis. Porté par les mouvements d’usagers des années 80, ce mouvement s’attaque à l’enfermement, à la stigmatisation des malades et à leur exclusion sociale. « On était malade à vie, comme un livre fermé », disait alors une malade, Patricia Deegan, dans une autobiographie. Tout l’enjeu était d’intégrer le malade au maximum dans la ville.

Ce mouvement a gagné la France dans les années 2000. « Bien sûr, nous n’avons rien contre les médicaments, ni contre la psychothérapie, tout cela est très utile, dit Nicolas Franck. Mais, jeune psychiatre, j’étais choqué par la chronicité, cela voulait dire rien à faire, c’est fini… Or on voyait que le malade, passé les périodes de crise, avait plein de potentialités, qu’il fallait les utiliser… En plus, si certaines maladies mentales impactent l’attention, la vigilance ou les émotions des patients, tout cela peut se travailler, voire se rééduquer. Et donc il y a des choses à faire, des prises en charge à monter et à construire. » En dix ans, ce type de démarche a fait tache d’huile. Aujourd’hui, la France compte quatre grands centres experts de réhabilitation, avec le projet d’en ouvrir dans toute la France pour arriver à une cinquantaine. Cela s’enseigne dans les facs de médecine. « On fait aussi beaucoup de recherche », insiste Nicolas Franck.

Au centre de Lyon, ce sont plus de 800 patients nouveaux qui sont ainsi suivis par an. Et c’est vrai que le lieu est tonique, fourmillant de projets et d’envie. Le parcours de soins pour le patient est très balisé et peut durer une ou plusieurs années. N’importe qui peut appeler et prendre rendez-vous, même si un grand nombre de patients sont adressés par leur psychiatre de référence. « Nous avons une vingtaine de patients qui arrivent toutes les semaines. » Après un bilan, une série d’activités est proposée, certaines pour travailler la vigilance, d’autres les émotions, d’autres encore la réintégration dans une vie professionnelle. « On nous laisse très libre », raconte Camille, qui est « pair aidant », c’est-à-dire une ancienne malade qui a ensuite été formée, et qui travaille maintenant comme salariée au centre : « Quand j’ai été hospitalisée, ce qui m’avait beaucoup épuisée, c’était le vide. Il n’y avait rien, il ne se passait rien, je ne faisais rien. » Et là maintenant, au centre expert, qu’apporte-t-elle ? « Je fais des entretiens individuels avec les patients qui le souhaitent. De par mon histoire, je suis comme eux, je les écoute, je les aide. » Une sorte d’exemple ? « Non, on donne juste un peu d’espoir. »

(1) La direction a demandé à tous les professionnels de santé de ne pas parler aux médias.

Eric Favereau