Le droit à la santé et à la vie

Libération - Il faut réaliser que l’économie et la santé sont interdépendantes

Mai 2020, par Info santé sécu social

TRIBUNE

Par Barbara Stiegler, philosophe — 29 avril 2020

Pour la philosophe Barbara Stiegler, opposer « santé » et « économie », c’est faire le jeu de la logique marchande du profit. Si l’économie doit bel et bien organiser la vie humaine, elle ne peut le faire qu’en préservant celle-ci.

Sauver des vies ou sauver l’économie ? Faire passer la santé avant l’économie, ou relancer l’économie au détriment de la santé ? Cette alternative est un piège mortel. Et ses origines sont métaphysiques. L’opposition dualiste entre la valeur infinie de la vie et les valeurs calculables de l’économie est théorisée au XVIIIe siècle, par la philosophie morale de Kant. D’un côté, Kant affirme la dignité infinie de la vie, qui ne peut jamais s’évaluer dans l’ordre des prix. De l’autre, la philosophie utilitariste renvoie toute valeur à un calcul de peine et de plaisir, et bientôt de coût et de bénéfice.

La bourse ou la vie ?
Ce conflit rejoue lui-même une opposition bien plus ancienne entre le monde métaphysique des valeurs morales et celui, physique, matériel et empirique, des penchants, des désirs et des intérêts. Un siècle plus tard, un des enseignements fondamentaux de Nietzsche sera que ce dualisme conduit l’ensemble des valeurs à sa perte. Parce que le monde métaphysique des valeurs morales nie la réalité sensible, physique et matérielle de nos vies, il finit nécessairement par s’effondrer. L’ordre des prix, du calcul et du profit engloutit alors toutes les valeurs, qui finissent immanquablement, comme les cotations boursières, par se dévaloriser. C’est l’accomplissement du nihilisme, « processus par lequel les plus hautes valeurs se dévalorisent ». A la lumière de ce diagnostic, opposer la valeur infinie de la santé à l’économie, qui elle-même serait tout entière abandonnée à la logique du profit, nous conduit donc à notre perte. Au lieu de les opposer, il est urgent de réaliser que l’économie et la santé sont au contraire interdépendantes. La santé humaine, parce qu’elle est socialisée, engage toujours une forme d’organisation économique.

A ce titre, elle n’est ni une valeur morale ni une valeur en soi. Elle est plutôt l’enjeu d’un conflit d’évaluations. Ainsi, à l’hôpital, s’affrontent aujourd’hui deux visions économiques incompatibles de la santé : l’une, tout entière centrée sur l’innovation biotechnologique, l’optimisation et la performance, et l’autre, pour qui la santé publique implique un financement massif des activités de soin, délaissées par cette logique de l’innovation, et une politique continue d’action sociale, qui redéfinit en profondeur l’organisation économique de nos sociétés. L’économie, de la même manière, est un champ conflictuel où s’affrontent des évaluations incompatibles sur le sens de la vie et de la santé, ce qu’avait déjà dit Marx. Ainsi s’affrontent aujourd’hui, autour de l’Etat social, deux visions antagonistes de l’avenir de la vie. L’une voit dans la santé un champ d’optimisation continue des performances.

A la lumière de cette logique d’amélioration, la souffrance, la maladie, le vieillissement et la mort seraient des phénomènes archaïques, dont nous devrions reculer sans cesse les limites. Et c’est ce qui devrait nous faire basculer d’une logique collective de protection et d’assistance à une logique individuelle de compétences et de performances. L’autre oppose aujourd’hui à ce modèle les leçons de la crise écologique, qui menace l’ensemble de la vie sur terre. Si l’économie doit bel et bien organiser la vie humaine, elle ne peut le faire qu’en se soumettant aux besoins, aux limites et aux conditions de la vie, humaine et non humaine. Opposer la santé et l’économie, c’est adopter une posture morale qui ignore ces conflits et qui abandonne l’économie à la logique marchande du profit. En lieu et place de ce dualisme et de ce discours moralisant sur les valeurs, souhaitons plutôt que les citoyens profitent de cette crise pour se saisir lucidement de ces antagonismes et pour les imposer enfin, au lieu de les abandonner aux experts, au cœur du débat démocratique.