Maternités et Hopitaux publics

Libération - Infirmiers : dans les couloirs du désespoir

Septembre 2016, par Info santé sécu social

Au moins cinq soignants se sont donné la mort cet été. Des drames qui mettent en lumière la souffrance des personnels hospitaliers face à leurs conditions de travail et au manque de réponse de leur hiérarchie.

Infirmiers : dans les couloirs du désespoir

Un cortège sombre et silencieux. Ce mercredi matin, devant l’hôtel de ville de Martigues (Bouches-du-Rhône), les blouses blanches vont se rassembler, à l’initiative de la Coordination nationale des infirmières (CNI), qui appelle également à la grève dans toute la France. Les participants « sont invités à porter un brassard noir sur leur tenue professionnelle pour un témoignage de respect à nos collègues décédés cet été ».

S’agit-il d’une mise en scène un brin macabre ? Nullement. « C’est l’expression d’une grande inquiétude », note la CNI. Au moins cinq infirmiers se sont en effet suicidés depuis le mois de juin dans des structures médicales. Des drames isolés, d’abord personnels, tous impossibles à expliquer par une seule cause. Il n’empêche, ils se sont répétés. Et ces gestes désespérés semblent faire écho à un climat lourd et pesant que l’on ressent dans le monde des soignants. « C’est au minimum un symptôme, lâche un ancien directeur des hôpitaux. Dans tous les établissements, le manque de personnel et la hausse de l’activité fragilisent les gens. Mais on n’a rien fait, on s’y est habitué. C’est un paradoxe, mais dans le monde hospitalier, il n’y a aucune sensibilité à la souffrance au travail. »

« Restructuration »

C’était le 24 juin au Havre, un vendredi matin. Une infirmière de 44 ans, en poste de nuit au groupe hospitalier, rentre chez elle. Et se pend. Elle a laissé une lettre à son mari, avec des mots sans ambiguïté. « Le centre hospitalier du Havre est en restructuration. On avait prévenu des tensions, nous raconte Agnès Goussin-Mauger, infirmière et secrétaire du syndicat CGT mixte médecin infirmier. En février, on avait eu un comité de restructuration, tous les syndicats s’étaient opposés à la façon de procéder. Les agents avaient évoqué leur stress et leur angoisse. La direction est passée outre. »

Tout s’est joué à la maternité de l’hôpital du Havre. La direction avait demandé au personnel soignant d’être « polyvalent », maître mot pour accompagner le changement. Depuis des années, cette infirmière était en pédiatrie. Mère de deux enfants, elle travaillait de nuit à mi-temps. Avec la polyvalence, on lui avait indiqué qu’elle pourrait se retrouver en réanimation néonatale. Elle ne le voulait pas ; elle l’avait dit et répété. A plusieurs reprises, les syndicats sont montés au créneau, insistant sur le fait que « la polyvalence demandée aux agents en pédiatrie était dangereuse, surtout en réanimation pédiatrique où le niveau de stress est maximum ». Rien n’y a fait. Elle n’a pas supporté, elle a laissé une lettre ; elle se serait alarmée du cas d’un enfant qu’elle avait pris en charge, dix jours plus tôt, en réanimation et aurait mis en doute sa capacité à occuper ce poste.

A l’hôpital, cela a été évidemment la stupeur. La direction s’est dite effondrée. Dans un communiqué, elle a salué ses « qualités professionnelles ». « Quand on a fait une demande d’accident de service, ajoute la syndicaliste, la direction n’a pas daigné répondre. » « J’en veux à cette pression qu’on colle aux infirmières, ces petites mains totalement indispensables au fonctionnement de l’hôpital », a déclaré le mari de l’infirmière. Dans le groupe hospitalier du Havre où travaillent plus de 4 500 personnes, il y a un seul médecin du travail. Et un poste et demi de psychologue.

« Harcèlement »

A Saint-Calais, près du Mans, c’est un cadre de santé d’une maison de retraite dépendant de l’hôpital qui s’est suicidé le 30 juin. L’histoire est bien sûr différente, « avec un contexte local particulier », insiste Philippe Keravec, responsable CGT du Mans. Il n’empêche, là comme au Havre, difficile de croire que l’hôpital et l’Agence régionale de santé n’étaient pas au courant de la tension.

Voilà un homme de 50 ans, avec une longue expérience, d’abord en gériatrie puis en psychiatrie. L’année dernière, il était parti en formation pour devenir cadre de santé, poste qu’il occupait déjà en intérim. Au printemps, il est revenu à la Maison du repos, qui accueille 45 résidents âgés de plus de 60 ans. A son retour, la direction de l’hôpital lui fait une série de reproches portant sur des détails. « Il avait répondu point par point, note le responsable de la CGT. Mais l’ambiance est détestable. Il y avait un contexte de harcèlement de la direction, et cela depuis longtemps. » « Dès 2015, on avait alerté l’Agence régionale de santé et la préfecture, insiste Marc Gandon, syndicaliste à FO. Nous étions très inquiets et cela s’est confirmé. »

Ce jour-là, il a tout préparé. Il était chez lui. A ses côtés, une pochette pour sa belle-sœur, employée elle aussi à l’hôpital, « à ouvrir en cas de décès ». A l’intérieur, une série de lettres adressées à l’hôpital ou encore à l’ARS, dans lesquelles il nommait les responsables de sa situation. Depuis, l’Inspection générale des affaires sociales a lancé une enquête, sa famille a porté plainte, le parquet a décidé d’ouvrir une information judiciaire. Et les syndicats vont engager leur droit d’alerte, « tant la situation reste insupportable ». « La seule chose qui nous importe, c’est la qualité de notre travail », lâche un proche de la victime.

« Sous-effectif »

Changement radical de décor. Nous voilà dans le magnifique hôpital Rangueil, au CHU de Toulouse, grande réussite de la médecine hospitalière à la française. L’établissement est toujours classé dans le haut des palmarès des hôpitaux. « Mais pas en termes de gestion des ressources humaines, tranche Julien Terrié, manipulateur radio et secrétaire du CHSCT central des hôpitaux de Toulouse. Au CHU, il n’y a rien, on ne fait rien, le personnel n’a qu’à s’adapter, c’est le seul leitmotiv que l’on entend depuis des mois, voire des années. »

Ce lundi 13 juin au matin, une collègue découvre le corps d’un infirmier dans son minuscule bureau. L’homme a mis sa blouse. Agé de 55 ans, il est connu et très apprécié. Il travaille depuis plus de trente ans dans l’établissement, dont vingt-six ans en chirurgie cardiovasculaire, puis dans le service d’hypertension artérielle thérapeutique. « On est dans un contexte de restructuration. C’est quelqu’un qui, depuis plusieurs mois, se plaignait ouvertement à ses collègues de sa situation », note Julien Terrié.

Quand on regarde son histoire, on ne peut qu’être surpris par la non-prise en compte de cette souffrance. C’est un professionnel avec une solide expérience. Avec l’âge, il a des difficultés à soulever et déplacer les corps des malades. En 2011, on le force à quitter son travail en réa, et le voilà chargé des Holter (un dispositif portable qui permet l’enregistrement en continu de l’activité du cœur). Seul dans un petit bureau, il ne se plaît pas à ce poste. « C’était du gâchis. Pourquoi ne se sert-on jamais des expériences des gens ? » Et le responsable syndical d’enfoncer le clou : « Ici, il n’y a aucune politique de prévention. Rien n’est mis en place. Le fond du problème, c’est bien sûr le sous-effectif. Chacun doit prendre sur sa vie privée. » Les syndicats du CHU estiment entre 500 et 1 000 le nombre de temps pleins qui manquent.

Après ce drame, la direction du CHU a reconnu avoir appris le décès de deux autres professionnels de santé par suicide, en dehors de leur lieu de travail : un infirmier de 41 ans, du service des urgences de l’hôpital Purpan (également rattaché au CHU de Toulouse), retrouvé sans vie dans son véhicule le 20 juin, et une aide-soignante de 51 ans, morte à son domicile le 1er juillet. Enfin, une étudiante à l’Institut de formation en soins infirmiers s’est également tuée chez elle le 21 juin. Des actes éclatés ? Une expertise sur la prévention des risques vient d’être décidée à Toulouse, et la direction du CHU a reconnu le suicide de ce cadre de santé comme accident de travail.

« Perte de sens »

A Reims, dans la Marne, ce sont deux infirmières qui se sont suicidées en trois semaines. La première, âgée de 51 ans, s’est donné la mort le 23 juillet. La seconde, 46 ans, le 13 août. Toutes deux ont choisi de mettre fin à leurs jours loin de leur lieu de travail. Mais elles exerçaient dans le même service médical interprofessionnel de la région de Reims (Smirr). Un petit service de santé au travail qui comptait, jusqu’à cet été, cinq infirmières, évoluant dans une ambiance « très pesante », selon une journaliste locale. Là aussi, les conditions de travail ont-elles pu jouer sur la décision des deux femmes ? Trop tôt pour le dire. L’audit, lancé par la direction après ces deux drames, devra faire la lumière sur certains faits troublants que dénonce le syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI). Selon le syndicat, l’infirmière de 46 ans « était revenue depuis peu de temps d’un arrêt de travail de plusieurs mois, après avoir dénoncé le harcèlement moral et sexuel dont elle était victime de la part de son supérieur hiérarchique ». Depuis, ce dernier aurait été « écarté de son poste ». Quant à sa collègue, elle serait, elle aussi, passée par la case arrêt maladie, au moins une fois. Contactée par Libération, la direction du Smirr a refusé de commenter ces informations.

Au-delà de la situation du Smirr, les cas d’absentéisme, ou encore de turnover, ne sont pas rares dans la profession, selon Nadine Rauch, présidente du Groupement des infirmier(e)s du travail (GIT). Manque de temps, de formation, de reconnaissance, pression : la réforme de la santé au travail de 2011, qui a confié la réalisation de certains entretiens aux infirmiers n’a, selon elle, pas été sans conséquence sur leur quotidien. « On est dans le rendement, la quantité. Certains infirmiers ne peuvent passer que dix à quinze minutes avec les salariés reçus. Dans certains services, on se retrouve à être des exécutants. C’est de l’abattage. Il y a une perte de sens. »

Pour l’heure, au Smirr, l’omerta règne. Salariés, syndicats, direction, personne ne parle. Ni des conditions de travail ni des collègues disparues. Quelques jours après le second suicide, une employée du Smirr, interrogée par France Bleu, avait toutefois rompu brièvement le silence : « Ça m’a troublée, ça m’a émue, j’étais en colère », confiait-elle alors. De la colère ? Oui, car cet établissement, pourtant spécialisé dans l’accompagnement des salariés, n’a pas su répondre à la détresse de deux de ses employées. « Deux femmes qui avaient la tête sur les épaules, qui étaient compétentes », selon leur collègue, mais surtout, au moins pour l’une d’entre elles, « pour qui il y avait peut-être des signes dont on n’a pas tenu compte ».
Eric Favereau , Amandine Cailhol