Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - L’été et le Covid : « Ma bonne dame, on ne trouve plus de petit personnel »

Juillet 2020, par Info santé sécu social

Par Christian Lehmann, médecin et écrivain — 25 juillet 2020

Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour « Libération », il tient la chronique d’une société suspendue à l’évolution du coronavirus.

Dans la lutte contre le coronavirus, nous vivons une parenthèse étrange que d’aucuns ont prise à tort pour une fin de partie. Soignants en première ligne, nous avons cette impression étrange de n’avoir pas existé. Qu’il ne s’est rien passé. Ou si peu. Les généralistes de l’est et de la région parisienne n’ont pas pris la vague, les services de réanimation et d’urgence n’ont pas été submergés. Ce que nous avons vécu, ce que certains d’entre nous ont affronté, a été comme effacé.

La commission d’enquête parlementaire n’a entendu que des pontes. Ministres, sous-ministres, directeurs d’agences régionales de santé (ARS), sont venus se dédouaner sur les conditions d’incurie dans lesquelles le pays a affronté la crise. Palme d’Or de l’indécence à Roselyne Bachelot, égérie sarkozyste brillamment relookée en présentatrice sympatoche et fardée, a moqué ces médecins envoyés au front sans équipements de protection : « On attend que le directeur de cabinet du préfet ou de l’ARS vienne avec une petite charrette porter des masques ? Qu’est-ce que c’est que ce pays infantilisé ? Il faut quand même se prendre un peu en main. C’est ça la leçon qu’il faut tirer. Tant qu’on attendra tout du seigneur du château, on est mal ! »

De nature prudente voire paranoïaque, je suis depuis longtemps persuadé – et en particulier après H1N1 et les vaccinodromes de Bachelot – de l’incapacité étatique à protéger la population. C’est pourquoi j’avais et ce depuis des années constitué un stock de masques. J’ai abordé cette pandémie avec de quoi tenir des semaines, voire des mois. Bien m’en a pris, au vu de l’absence du stock pandémique de Schrödinger pourtant promis par Agnès Buzyn et Jérôme Salomon en février. Devons-nous rappeler à Roselyne Bachelot, qui se désole que son nouveau hochet ministériel à 10 135 euros par mois (+ 12 500 euros de frais de représentation) l’oblige à diminuer par deux ses revenus… que nous payons « le seigneur du château », et que son mépris est fort mal venu ?

Empilement de mesures « de bon sens »

Sa saillie lamentable a cependant un mérite : celui de mettre les choses au clair. Il n’y a rien à attendre du seigneur, cette crise nous l’a prouvé. En l’absence de gouvernail, en l’absence de capitaine, cette « guerre » a été menée et temporairement gagnée par les gueux. Généralistes, infirmiers, kinésithérapeutes, urgentistes, réanimateurs, ambulanciers, aides-soignants, personnels des Ehpad, et j’en oublie… Ces femmes et ces hommes qui ne viendront pas s’asseoir devant la commission parlementaire parce que leur Retex (retour d’expérience) serait ingérable et qu’il mettrait à mal les certitudes des assis. Il n’y a rien à attendre du seigneur du château, donc, qu’un nouvel empilement de mesures « de bon sens » provisoirement mises de côté pendant la pandémie.

Dès la mi-juin, les ARS ont ainsi demandé aux responsables des centres Covid de diminuer la voilure, de restreindre les horaires d’ouverture, voire de fermer ces centres. A Poissy, devant la diminution de suspicions de Covid, le Covidrome avait été transformé en centre de prélèvement, afin de pouvoir prendre rendez-vous pour un test PCR, le réaliser et en obtenir les résultats dans un délai inférieur à 24 heures…

Mais le 10 juillet, boum, l’ARS a cessé de financer ces structures. Alors même que la période estivale s’annonçait tendue : vacanciers se déplaçant en France et désirant se rassurer avant de retrouver des parents âgés ou fragiles, nombre de pays exigeant une PCR négative récente pour voyager. Les capacités des laboratoires de biologie médicale sont mises à rude épreuve, car chaque test nécessite un préleveur formé, et des conditions d’asepsie particulière. La charge de travail est immense alors même qu’après des mois harassants, une partie du personnel prend des vacances méritées. Résultat : des files d’attente devant les laboratoires médicaux, et l’incapacité pour des patients symptomatiques présentant une suspicion de Covid de se faire tester dans un délai raisonnable.

Tests et téléconsultations
Enfonçant le clou de la déconnexion au réel, le directeur de l’ARS Ile de France, Aurélien Rousseau, après avoir lancé une campagne de dépistage massif, (plus d’un million de bons de dépistage ont été adressés aux Franciliens de 32 villes cibles), tance les biologistes : « Il faut que tout le monde prenne sa part dans ce combat de santé publique, il n’est pas acceptable d’avoir des gens qui n’ont pas de rendez-vous. » Que voulez-vous, ma bonne dame, on ne trouve plus de petit personnel…

En médecine de ville, mêmes causes, mêmes effets. Début avril, Olivier Véran avait assoupli les règles de téléconsultation. Les généralistes étaient incités à l’utiliser pour éviter de faire venir des patients au cabinet, en particulier les plus âgés ou plus fragiles. Tous les moyens étaient bons : l’utilisation de plates-formes commerciales telle Doctolib ou Care, des applications de visioconférence (WhatsApp, Facetime, Skype…) et même le simple téléphone. Pour lever un frein majeur, dans un geste totalement inédit, l’Assurance maladie décidait de prendre en charge intégralement le paiement de ces téléconsultations, alors qu’en général le régime obligatoire rembourse 70% d’un acte médical, les 30% restants étant à la charge de l’assurance complémentaire du patient, ou du patient lui-même quand il n’a pas de complémentaire. Totalement absentes pendant la crise, celles-ci se sont d’ailleurs fait connaître une fois la première vague passée, sous la plume de Thierry Beaudet, président de la Fédération nationale de la mutualité française, qui a doctement expliqué qu’il était urgent de baisser la rémunération des médecins qui n’intégraient pas des structures territoriales sur lesquelles il espérait bien un jour avoir la main. Incroyable talent…

La prise en charge des téléconsultations par l’Assurance maladie, réponse pratique immédiatement efficace à un problème complexe, représentait un changement de paradigme complet. De fraudeur potentiel « tirant » sur l’argent public, le médecin était enfin perçu comme un acteur de santé publique digne de confiance. Cette lune de miel a duré le temps de la pandémie. Le 10 juillet, la Sécu a décidé de ne plus prendre en charge les téléconsultations par téléphone. Pain bénit pour les plateformes commerciales… et décision de « bon sens » économique, prise par les mêmes génies qui en économisant un milliard sur le stock de masques sur dix ans, ont planté le pays entier à hauteur de centaines de milliards d’euros pour des années. Surtout ne changeons pas une équipe qui marche !

Généralistes préjugés fraudeurs

L’idée de payer une consultation par téléphone répugne à certains, et le soupçon de fraude n’est jamais loin. J’avoue ne pas saisir en quoi une consultation en visiophonie est fondamentalement différente d’une consultation en téléphonie hormis certaines situations… La régulation des urgences par le Samu utilise ce moyen depuis des décennies… Et les médecins, dans l’urgence, ont appris à se servir des outils à leur disposition. Autant les suspicions de Covid nécessitaient la visiophonie, pour juger de l’essoufflement et de la respiration du patient, autant nombre de situations médicales (au hasard cette semaine une suspicion de prostatite, une réévaluation de traitement antidiabétique, un reflux gastro-œsophagien…) peuvent parfaitement être gérées par téléphone. Mais surtout, ce rappel à l’ordre (« N’en profitez pas, hein, on vous a à l’œil, les généralistes… ») a pour effet immédiat… d’exclure les patients qui pourraient le plus bénéficier de la téléconsultation, à savoir les personnes âgées isolées, dont la majorité ne maîtrise ni les outils numériques ni même un simple smartphone, et les patients des déserts numériques.

J’ai beau tourner le problème dans tous les sens, le rationnel de cette décision vexatoire (car elle préjuge le généraliste comme un fraudeur) m’échappe. J’y suis particulièrement sensible parce que depuis des mois, très préoccupé par cette période estivale post-Covid pendant laquelle je prévoyais que les services d’urgence seraient confrontés à une situation encore plus tendue que les années précédentes, j’ai décidé de poursuivre les téléconsultations depuis mon lieu de vacances. C’est un choix personnel, qui ne ravit pas forcément mes proches, mais me permet d’éviter au maximum que près de 1 300 patients n’aient comme seul recours les urgences du centre hospitalier.

J’en avais parlé à mon ami Abdo Khoury, 48 ans, urgentiste au Samu de Besançon, président élu de la Société européenne de médecine d’urgence (Eusem) : « Je voudrais éviter que des patients âgés finissent hospitalisés pour une prostatite ou une infection respiratoire alors que j’aurais pu gérer les choses en amont à distance… Mais tu sais, je ne me fais pas non plus trop d’illusions, ce sera probablement aussi beaucoup de bricoles, et des réévaluations d’ordonnance… »

« Détrompe-toi, m’avait-il répondu, tu ne sais pas à quel point c’est utile. Parce que tes patients, quand tu es absent, avec des confrères tous surchargés, ils finissent chez moi, aux urgences, même pour un simple renouvellement d’ordonnance à l’identique. Alors en gardant le lien avec eux, tu nous évites des passages inutiles, et un engorgement des services. Surtout si le Covid reprend. » J’ai suivi les conseils d’Abdo, j’ai glissé dans le coffre ordinateur portable, box internet 4G, scanner et imprimante, j’ai tracé vers le Sud. Et je me plie aux consignes des nouveaux évaluateurs de la Cnam, de la DGS, et du ministère réunis. Mes patients peuvent donc m’admirer sur leur smartphone, en tee-shirt, pas rasé (« en mode doctoslip », dit un ami), et lorsque les plus âgés et les plus fragiles arrivent à faire fonctionner une appli, j’ai une vision directe sur leur conduit auditif en gros plan. Mais au moins je ne téléconsulte pas par téléphone. L’honneur est sauf, ainsi que l’argent public. Merci à vous, génies autoproclamés du monde d’après. Tiens, vous mériteriez des médailles.

Christian Lehmann médecin et écrivain