Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - « La santé dérive vers une protocolisation à outrance »

Janvier 2021, par Info santé sécu social

INTERVIEW

Par Eric Favereau — 5 janvier 2021 à 20:36

Le retard pris par la France s’explique en partie par des procédures trop lourdes et trop complexes, et par une communication très anxiogène, estime François Bourdillon, le fondateur de Santé publique France.

François Bourdillon, médecin de santé publique, a créé en 2016 l’agence Santé publique France, qu’il a ensuite dirigée jusqu’en 2019. Il se montre sévère sur la situation actuelle.

Vous avez repris les mots d’Axel Kahn, qui parlait de désastre sur ce début de la campagne de vaccination…
C’est un comble, en effet ! Notre stratégie vaccinale était attendue par beaucoup comme une solution majeure à l’épidémie de Covid-19. Tout le monde s’attendait à ce qu’elle repose, en tout cas au début, sur une protection des plus vulnérables et des soignants, que l’on crée un effet d’entraînement, que l’on donne envie d’être vacciné pour se protéger d’un virus possiblement mortel. Et voilà qu’une semaine après son lancement, seules quelques centaines de personnes ont été vaccinées… La France est terriblement en retard en comparaison avec les autres pays du monde : au 1er janvier, l’Allemagne avait vacciné 130 000 personnes et le Royaume-Uni 950 000.

Mais comment l’expliquer ?
On ne peut pas dire que les autorités aient été prises au dépourvu… Notre pays a été et reste tétanisé sur ce sujet de la vaccination. Ce qui s’est passé en 2009 avec le H1N1 (le fiasco entre autres des « vaccinodromes »), les doutes d’une frange de la population sur la vaccination contre l’hépatite B ou le papillomavirus et la très forte hésitation vaccinale observée dans notre pays tétanisent nos gouvernants. Les autorités sont obsédées par la nécessité de prendre un maximum de précautions. Elles se trompent sur la perception des vaccins. Car quand on regarde les sondages, la moitié des Français se disent certes hésitants à la vaccination, mais sont loin d’être opposés. Ils veulent savoir. Les autorités sont craintives et sont loin de communiquer de manière positive.

Des craintes pour seul discours…
Oui et c’est la première fois, par exemple, que l’on met en avant de façon aussi disproportionnée le consentement, oubliant que l’urgence est de vacciner. Alors qu’il faut aller vite, il est demandé aux soignants de faire une consultation de prévaccination, d’attendre cinq jours avant de vacciner, de s’assurer de la traçabilité du consentement, de contribuer au dispositif de signalement d’effets indésirables… tout cela ne fait que renforcer les doutes, représente du temps gaspillé, et l’essentiel - protéger nos aînés - ne semble plus être le premier objectif alors qu’il y a urgence.

Mais comment l’expliquez-vous ?
Le monde de la santé dérive vers une protocolisation à outrance. On met tout en fiches, on formate, on réglemente. Et on oublie de débattre de l’essentiel. Pourquoi n’a-t-on pas débattu d’un consentement implicite, c’est-à-dire on vaccine sauf si la personne s’y oppose ? C’est du bon sens, jamais pour une vaccination un consentement n’a été imposé ; l’information médicale étant toujours jugé suffisante. Pourquoi n’a-t-on pas débattu de la question de l’obligation dans les collectivités pour personnes âgées ? Ce ne serait pas une première. Elle existe déjà pour l’entrée dans nombre de collectivités pour enfants : en crèche, à l’école, en garderie, en colonie de vacances ou toute autre collectivité d’enfants. Il s’agit de sauver des vies, et près de 20 000 personnes âgées accueillies en collectivité sont d’ores et déjà décédées.

Est-ce la faute à une bureaucratie devenue étouffante ?

C’est plutôt, je le redis, une protocolisation étouffante. Regardez le manuel de vaccination de la Direction générale de la santé qui vient de sortir, à destination des infirmières ou des médecins. Il décrit comment vacciner : désinfecter, purger la seringue, faire un pli cutané, etc. Il y a une fiche en couleur, avec 10 points à respecter. C’est inadapté, tout professionnel de santé sait cela par cœur. A mes yeux, cette dérive vient d’une forme de raidissement des autorités qui ont aussi comme obsession de se protéger, de ne pas être attaquées demain en justice… Et au final nous ne faisons plus de santé publique dynamique, c’est-à-dire une santé publique capable de s’adapter et de répondre aux questions qui se posent en prenant en compte l’actualité. Les Anglais le font très bien ; par exemple sur la question des doses en choisissant de vacciner le plus grand nombre avec une seule dose de vaccin, pendant que la France élabore des protocoles et réglemente. II y a urgence, pour faire de la santé publique, à alléger le carcan de l’administration de la santé et à revenir aux fondamentaux.

Et quid de la question de la vaccination des professionnels de santé, qui avait disparu au départ de la campagne de vaccination ?
Oui, c’est étonnant. La plupart des pays vaccinent leurs professionnels de santé, et il y a même un consensus international là-dessus. Les raisons sont multiples : protéger les soignants, éviter les transmissions nosocomiales, préserver l’outil soignant et enfin, le plus important, créer de l’exemplarité. Les soignants, en se faisant vacciner, donnent l’exemple et créent un effet d’entraînement. On a fait l’inverse !

C’est-à-dire ?
Les signaux en termes de communication ont été presque tous porteurs de valeurs négatives. On a mis en avant la prudence nécessaire, le besoin de pharmacovigilance, les effets secondaires, etc. C’est important, mais personne n’est venu dire que le vaccin c’est formidable, que c’est un exploit scientifique inouï, que cela va sauver des vies, que nous allons pouvoir lutter contre la pandémie… Non, il faudrait d’abord se méfier de la vaccination. Les professionnels de santé ont fait connaître leur mécontentement ; ils ont été entendus. La campagne de vaccination va commencer. Enfin, un comité de citoyens va être mis en place, il arrive bien tard ! Il aurait dû commencer à travailler dès le mois de juin, en amont de la campagne de vaccination.

Ce départ catastrophique est-il rattrapable ?
Oui, cela ne fait qu’une semaine que la campagne de vaccination a commencé. Et les appels à la mobilisation semblent passer. Reste que notre système de santé publique a besoin d’un nouveau souffle. La France reste, en tout cas, sous-dimensionnée dans ce domaine, avec quelques rares écoles de santé publique, et peu de moyens. Peut-être faudrait-il aussi que le ministère de la Santé se réforme et qu’il s’appuie un peu plus sur ses agences sanitaires.