Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération Le masque transparent croule sous la demande

Septembre 2020, par Info santé sécu social

Par Daphné Gastaldi — 7 septembre 2020

L’Éducation nationale vient de passer commande de plusieurs centaines de milliers d’unités alors que les entreprises qui les fabriquent peinent déjà à tenir la cadence.

Reportage à Lyon.

« Après le confinement, on n’a pas manqué de travail ! », s’exclame Florence Martinez. « Regardez, on a des motifs écossais, des pois, du madras ou du tissu façon wax », poursuit la couturière de 60 ans en déballant des lanières de textile coloré. Ces salariées du sous-traitant ERDTA confectionnent jusqu’à 100 masques certifiés par jour, pour le compte de la société lyonnaise Odiora. Appelés masques Sourire, leur plaque de plastique laisse voir les mouvements des lèvres mais aussi des joues. « L’objectif est de passer à 300 pièces par jour maintenant », espère Fabrice Bergmann, le responsable de l’atelier. Face à l’explosion de la demande, il cherche à recruter deux nouvelles couturières.

Cette entreprise adaptée emploie essentiellement des personnes handicapées comme Sandrine, sourde et muette. Une blouse noire et rose sur le dos, elle lève le nez de ses bobines et s’empare de notre stylo pour donner son avis : « C’est intéressant ces masques transparents pour lire sur les lèvres. C’est génial pour les malentendants ! » note-t-elle sur un carnet. « Elles sont impliquées », commente Nathalie Birault, la fondatrice d’Odiora, animée par la volonté de collaborer avec des personnes handicapées. Elle-même est atteinte de surdité sévère depuis l’adolescence et a dû recourir à un implant électronique.

« Les masques sont un mur »
A l’origine, sa start-up développait des bijoux pour enjoliver les appareils auditifs. Avant que l’épidémie de coronavirus ne la force à se diversifier. Le port du masque obligatoire a été un coup de massue. « Je me repose sur la lecture labiale et j’ai été confrontée au fait de ne pas comprendre mon entourage, ni mes voisins, à ne pas pouvoir faire mes courses, se remémore-t-elle. Les masques sont un mur ». En suivant les recommandations de l’Afnor, la trentenaire a commencé à fabriquer ses prototypes en avril. « J’ai fait les première pièces sur la machine à coudre de ma grand-mère », sourit-elle derrière son masque, les lèvres peintes d’un rouge qui accroche le regard. Après plusieurs essais et des tests positifs (filtration, respirabilité et lavage), son masque Sourire était prêt à être commercialisé.

A ce jour, sur un total de 11 modèles qui lui ont été soumis, la Direction générale de l’armement (DGA) a donné son feu vert à quatre sociétés françaises pour leurs masques à fenêtre, à usage non sanitaire. Selon la note d’information ministérielle du 29 mars 2020, ces masques barrières pour le grand public (qui coûtent une dizaine d’euros pièce) doivent avoir de fortes propriétés de respirabilité et de filtration – de 70% à plus de 90 % de filtration des particules émises d’une taille égale ou supérieure à 3 microns.

A Toulouse, une autre créatrice, Anissa Mekrabech, malentendante également, connaît elle aussi un vif succès avec son masque Inclusif. Une troisième société, Where the daffodils grow, a obtenu la certification en août. « J’ai reçu des milliers de pré-commandes pour mes masques baptisés Beethoven. Je fais devis sur devis pour des universités, des pharmacies ou des orthophonistes. C’est énorme », confirme Delphyne Lumalé, entrepreneuse basée au Pays basque. Un nouvel acteur devrait entrer dans la danse en octobre, le masque Precimask, de longue durée et entièrement nettoyable, conçu par des PME de Haute-Savoie et Saint-Gobain. Un masque plus technologique, et plus durable, qui aura un coût très nettement supérieur : environ 200 euros.

« Des commandes d’Australie et de Singapour »
Dans la capitale des Gaules, Odiora a bénéficié de la culture textile du bassin lyonnais, réputé pour sa soie et son tissage. « On a pu aller très vite », confirme son directeur général, Bruno Savage. Au mois de mai, la petite entreprise produisait quelques dizaines de masques par semaine seulement. Et puis, un cap a été franchi : « La fondation pour l’Audition nous a commandé 5 000 masques pour distribuer à des associations, à des missions handicap », explique Nathalie Birault, qui n’en revient toujours pas. Le coup de fouet nécessaire pour passer à l’étape supérieure dès juillet : l’industrialisation. « On dort peu en ce moment, souligne son associé. Mais on crée du travail avec des personnes en situation de handicap ». Pour honorer les commandes, ils ont fait appel à quatre sous-traitants entre Lyon et Bourgoin-Jallieu. Soit une quinzaine de couturiers et couturières sur le front, qui peuvent fabriquer 1500 masques par semaine. « On a dû réorganiser l’espace de production et installer trois nouvelles machines, des piqueuses », explique Jean-Baptiste Boullet, directeur de DSI à Saint-Priest, un des sous-traitants d’Odiora. Depuis le confinement, son entreprise adaptée s’est mis à produire différents types de masques. Les masques Sourire sont les plus longs à assembler : ils en produisent entre 50 et 60 par jour. A titre de comparaison, DSI peut produire jusqu’à 2500 masques classiques en tissu par jour.
Depuis cet été, les demandes affluent à un rythme difficilement tenable pour Odiora. « Nos stocks de masques transparents sont en forte tension », reprend Bruno Savage, qui attend avec impatience la livraison de ses matières premières. « Cette semaine, en une seule journée, on a reçu des commandes pour 20 000 unités », détaille-t-il. « On a même eu des commandes d’Australie et de Singapour », s’étonne Nathalie Birault. Mais ce marathon peut s’arrêter brutalement. Bruno Savage : « C’est une activité temporaire. On ne sait pas combien de temps on devra porter ce masque. On veut éviter de se retrouver avec des stocks invendus. »

Ces accessoires ne sont pas destinés qu’aux personnes malentendantes, se veulent universels. « Nos clients sont aussi bien des crèches que des EPHAD, pour mieux communiquer avec les personnes âgées, des orthophonistes ou des audioprothésistes, liste Nathalie Birault. On a également des entreprises qui ont des missions handicap [avec des objectifs d’embauche des personnes handicapées] comme la SNCF mais aussi des hôtels, des restaurants et des métiers de service ». Parmi leurs clients, Nicolas Lorut est à la tête de Babily, une plateforme qui met en relation des parents et des crèches pour des places occasionnelles. « Ces masques permettent de transmettre des émotions, d’avoir des journées avec des sourires. J’ai pu en commander et j’ai offert des lots à quelques crèches », raconte-t-il à Libération. Sans montrer leur visage au travail, certains ne pourraient plus exercer. « Ce n’est pas possible sans masque transparent. Nos stagiaires doivent voir nos expressions faciales », témoigne un autre client, Sébastien Bary. Son organisme Team Sign Events forme des agents de la mairie de Paris ou des assistantes maternelles à la langue des signes. « Il n’y a pas que les mains dans l’apprentissage des signes. Tout est lié : les mains, le corps, et le visage ! », rappelle-t-il.

« On fait bouger les normes de la société »
Anne Iger ne peut qu’approuver. Elle est codeuse en langue française parlée complétée (LFPC), un code gestuel près du visage, associé à la lecture sur les lèvres. Le masque transparent était une condition sine qua non pour pouvoir reprendre ses cours à l’université Lyon I. « Il y a une rupture de la communication avec les masques occultants. Imaginez le risque d’isolement pour les personnes malentendantes », s’émeut la codeuse. Face à l’urgence, elle est allée taper directement à la porte des bureaux d’Odiora pour s’en procurer. Pour elle, ces « masques pour tous » sont indispensables. « On a transformé la crise en opportunité, mais surtout, on fait bouger les normes de la société », conclut Nathalie Birault. La note ministérielle du 29 mars 2020 sur les catégories de masques doit être révisée et elle espère bien que les masques à fenêtre pour les sourds et malentendants y seront désormais inclus. « Cela montrera qu’on a brisé un mur ».

Daphné Gastaldi