Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Le pouvoir politique mis à nu par la pandémie

Septembre 2020, par Info santé sécu social

Par Benjamin Derbez, sociologue et philosophe. Maître de conférences à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis — 3 septembre 2020

La crise sanitaire a montré que sans l’action des individus, l’Etat ne peut rien. Elle a aussi mis en évidence le désengagement de la puissance publique de l’ensemble de la vie sociale.

Tribune. « Dans la pensée et l’analyse politique, on n’a toujours pas coupé la tête du roi », écrivait Michel Foucault, en 1976, dans son Histoire de la sexualité (1). « Il faut couper la tête du roi et on ne l’a pas encore fait dans la théorie politique », poursuivait-il dans un entretien ultérieur (2). Pour le philosophe, la réalité pratique du pouvoir ne s’exerce en effet ni seulement ni principalement de manière verticale, par la Loi, du souverain sur ses sujets ou de l’Etat vers les citoyens.
Le pouvoir est d’abord une relation qui s’exerce horizontalement entre des individus et des groupes, par la norme, le contrôle et la surveillance. Penser le pouvoir politique implique donc de rompre avec l’illusion de la toute-puissance d’un Etat surplombant, seul capable de gouverner la société depuis les hautes sphères.

Malgré l’injonction foucaldienne, force est de constater que la fiction politique que représente l’Etat administrateur dans un pays d’héritage jacobin comme la France s’est tout de même perpétuée ces dernières années dans les esprits. Aujourd’hui, la crise sanitaire engendrée par la pandémie de Covid-19 nous oblige à regarder en face cette réalité : sans l’action des individus, l’Etat ne peut rien, sans les initiatives de la société, le gouvernement est impuissant.

Le « faire confiance »
Il suffit pour s’en convaincre d’écouter l’entretien accordé par Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, dans la matinale de France Info, mardi. Un mot frappe d’emblée dans les propos du représentant, celui de « confiance », qui résonne comme un aveu d’impuissance de la part de la puissance publique. Il faut ainsi « faire confiance aux chefs d’entreprise et aux salariés » pour créer eux-mêmes les conditions de leur sécurité sanitaire au travail, dans la mesure où les « outils diffusés viennent comme des guides pour les aider, pour les accompagner », sans pouvoir totalement éviter d’entrer en contradiction avec la réalité de l’exercice de nombreux métiers.

Il faut également faire « preuve de confiance à l’égard des familles » et des « professionnels de l’enseignement » pour savoir faire face, au cas par cas, aux événements sanitaires susceptibles de se produire en milieu scolaire. En un mot, il convient pour le gouvernement de « faire confiance aux gens » pour gérer au quotidien une situation sanitaire préoccupante caractérisée par la hausse des cas de contamination par le Sars-CoV2.

Il est révélateur, pour le pouvoir politique, d’appeler ainsi les citoyens à se faire confiance mutuellement, à croire en leurs capacités à s’arranger, se débrouiller, à vivre avec, à se persuader que ce sont eux qui ont les clés de leur propre sécurité sanitaire. Ce faisant, le gouvernement acte une nouvelle fois la fin d’un Etat-providence qui « ne peut pas tout », pour reprendre la fameuse formule de Lionel Jospin. Il confirme la mue néo-libérale qu’il a entreprise depuis quarante ans et qui, sous couvert de transferts de compétences, de privatisations et de « capacitation » des individus et des collectifs, se désengage des sphères de la vie quotidienne des citoyens.

Ce que certains dénoncent depuis longtemps comme un délitement de l’Etat social, avant tout préjudiciable aux plus vulnérables et précaires d’entre nous, apparaît à tous de manière évidente à l’occasion de cette crise. Tous, travailleurs, parents, retraités, etc. regardent en effet avec anxiété vers le haut, guettant les directives, les protocoles, les dispositifs salvateurs qu’ils sont en droit d’attendre de l’Etat. Or, quand ce dernier se risque, souvent in extremis, à produire de tels outils, ceux-ci semblent toujours immédiatement dépassés par la réalité des situations locales et des événements singuliers susceptibles de se produire.

Le retrait de l’Etat
S’il est une leçon politique que l’on pourra retenir de la période que nous traversons, c’est qu’elle a conduit à la mise à nu du Roi et de sa cour. Ce qui était visible, de manière morcelée et épisodique jusqu’ici, à savoir le retrait de l’Etat de pans entiers de la société, s’étend aujourd’hui à l’ensemble de la vie sociale avec une certaine permanence.

De ce point de vue, la décision prise par le gouvernement, à la fin de l’été, de ne pas fournir de masques gratuits aux élèves alors qu’il a rendu son port obligatoire, est significative. Le processus de responsabilisation des individus concernant les questions de santé, identifié par de nombreux sociologues comme corrélatif d’une faiblesse des politiques de santé publique, devient visible dans la sphère éducative. Ici, la responsabilité est mise sur les épaules des familles enjointes de constituer un budget consacré à l’achat de masques de protection pour leurs enfants.
Mais ce qui est présenté comme une évidence, puisque aucun autre pays comparable à la France n’aurait mis en place un dispositif de distribution gratuite de masques aux écoliers, est belle est bien une décision de nature politique. C’est ainsi que l’on doit comprendre le fait que le Premier ministre, Jean Castex, affirme en même temps, le 26 août dernier, qu’« il n’y a pas de défaillance de l’Etat » sur ce sujet. La décision prise est, en effet, la décision d’un Etat néolibéral, au sens foucaldien, dont la nature même est d’affirmer sa confiance dans le sens des responsabilités des individus pour mieux se désengager. L’Etat n’est plus ce qu’il était. Personne ne peut plus désormais l’ignorer.
(1) Michel Foucault, Histoire de la sexualité I, la Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 117.
(2) Michel Foucault, Entretien avec Michel Foucault, in Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 150.

Benjamin Derbez sociologue et philosophe. Maître de conférences à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis