Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Les politiques dans le box du Covid

Mai 2020, par Info santé sécu social

Record de plaintes auprès du Conseil d’Etat, saisines de la Cour de justice de la République, création d’une commission d’enquête parlementaire… Elus et dirigeants sont sommés de justifier leur gestion de l’épidémie.

La troisième mi-temps sera judiciaire. Une pandémie de plaintes et autres procédures submerge la justice française, mettant en cause la gestion publique de la crise sanitaire. C’est le cas en matière pénale, avec pas moins de 61 demandes de saisine de la Cour de justice de la République (CJR, seule instance habilitée juger les ministres dans l’exercice de leurs fonctions), accompagnées d’une quarantaine de plaintes contre X recensées par le seul parquet de Paris, visant sans les nommer les plus hauts responsables sanitaires. Mais aussi en matière de justice administrative, le Conseil d’Etat battant tous les records de saisines en référé : 132 (en hausse de 389 % sur un an) pour le seul premier mois du confinement. Même la hotline téléphonique du Défenseur des droits est prise d’assaut, avec 40 % des appels concernant les conditions du confinement. Une soif de justice qui traduit aussi la ferme volonté de désigner des responsables, d’où la crainte des maires d’être pris à leur tour dans la bourrasque judiciaire – à propos du déconfinement dans leur cas particulier. Et sur le plan politique, c’est d’abord devant la commission d’enquête qui doit voir le jour fin juin au Sénat que l’exécutif et les principaux responsables administratifs vont rendre des comptes publics.

Devant la CJR, les multiples plaintes visent Edouard Philippe ès fonctions, en tant que chef du gouvernement, mais plus spécifiquement ses ministres. Première ciblée, Agnès Buzyn à la Santé (parfois avec son successeur, Olivier Véran), par des particuliers et des syndicats de médecins. Mais aussi Nicole Belloubet, garde des Sceaux, à la demande de la CGT pénitentiaire ou de détenus, pour sa gestion de la pandémie dans les prisons. Ou encore Muriel Pénicaud, ministre du Travail, visée par la fédération CGT du commerce. Quant à la fédération CFDT des finances, plutôt que de citer devant la CJR les deux tauliers de Bercy, Gérald Darmanin et Bruno Le Maire, elle a opté pour une plainte plus générale contre X auprès du parquet de Paris.

La plupart des plaintes devant la CJR visent la traditionnelle mise en danger de la vie d’autrui (punie d’un an de prison), ou plus précisément sa variante trop peu connue du code pénal, l’article 223-7, qui cible « quiconque s’abstient volontairement de prendre les mesures permettant de combattre un sinistre de nature à créer un danger ou un risque pour la sécurité des personnes ». Mine de rien, cela vaut deux ans de prison, du moins sur le papier.

« faute politique »
A ce titre, la récente et vaine tentative d’amendement parlementaire de la loi Fauchon de 2000 sur les délits dits non intentionnels, simple retoilettage pénal visant à « rassurer » les élus locaux, n’y changera strictement rien. Pas question, donc, d’une « auto-amnistie » ministérielle, puisque les plaintes les visant devant la CJR, du moins toutes celles que Libération a pu consulter, insistent au contraire sur l’aspect « volontaire » de leur inaction…

Nabil Boudi, avocat de candidats, assesseurs et militants LR marseillais contaminés lors du premier tour des élections municipales, résume abruptement sa logique pénale devant la CJR : « La faute ministérielle sera simple à retenir, c’est d’avoir convoqué les élections en dépit du risque, alors qu’elles auraient dû être annulées ou reportées. Nul besoin de commettre un acte positif, la seule abstention suffit à justifier le délit. Nous poursuivons donc son inaction en connaissance de cause. » La sénatrice Laurence Rossignol (PS), membre à ce titre de la CJR, a émis publiquement ce bémol : « Il ne faut pas confondre faute pénale et faute politique. C’est pourquoi je suis favorable à une commission d’enquête parlementaire, qui devra dire ensuite si des infractions pénales ont été commises. » Encore une barrière à l’accès direct des citoyens à la justice. Fabrice Di Vizio, avocat de médecins ayant été devant la CJR, lui rétorque : « Initialement, je n’étais pas favorable à saisir la CJR, pensant que ce genre de problème de santé publique se règle devant le Parlement. Et franchement, si Agnès Buzyn ne l’avait pas ramené sur le thème "on savait tout dès janvier", je ne l’aurais pas fait. Mais là, je ne pouvais plus freiner mes clients… »

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Devant le Conseil d’Etat, qui juge vaille que vaille depuis deux mois en dépit de la pandémie, il est moins question de responsabilité personnelle que de défaillance collective - ou pas - de la machine gouvernementale. Saisis de façon lancinante sur l’absence proverbiale de distribution massive de masques, les sages du Palais Royal ont longtemps donné quitus au gouvernement sur sa gestion de la pénurie. Avec des arguments parfois peu juridiques et strictement logistiques : « Une stratégie d’utilisation maîtrisée des masques a été mise en place, en l’état de leur nombre disponible » ; « quantitativement insuffisante, la situation devrait connaître une nette amélioration au fil des jours ou des semaines ». Bref, aucune faute lourde ne saurait être reprochée au gouvernement.

« Injonctions »
Au fil des semaines, le Conseil d’Etat aura toutefois ajusté son discours juridique avec de récentes « injonctions » à fournir des masques aux avocats ou autres détenus en prison. C’est tout l’intérêt de ces procédures en référé, avec jugement sous 48 heures : jouer au Monsieur Plus, forçant les pouvoirs publics à faire plus et mieux, plus vite. Ou éviter de se fourvoyer, comme à propos de ces verbalisations abusives de cyclistes pédalant sans masque. A ce titre, le Défenseur des droits a de quoi raconter. Comme à propos d’amendes infligées à des personnes non voyantes pour absence de justificatif de déplacement qu’elles seraient bien en peine de remplir. A défaut de pouvoirs judiciaires, Jacques Toubon a un devoir d’alerte dont il ne se prive pas, se focalisant sur les conditions de détention des étrangers sans papiers.

Grands absents de cette judiciarisation massive de la crise sanitaire, les salariés (1), qui trouvent porte close auprès de leurs juges naturels, les tribunaux prud’homaux, la plupart étant fermés depuis deux mois. La matière première est pourtant abondante. Rachel Saada, avocate et membre de l’instance faîtière de la profession (le Conseil national des barreaux, CNB), n’en finit pas de pester : « Les justiciables salariés n’ont plus d’accès au droit. Il va falloir pousser un coup de gueule. » C’est fait.

(1) Nonobstant l’affaire Amazon, le tribunal civil de Nanterre se substituant temporairement aux prud’hommes. Mais il était saisi par un syndicat, SUD, les salariés isolés demeurant sans accès à un juge.

Renaud Lecadre