Les retraites

Libération - Les retraites, chantier bloqué jusqu’à nouvel ordre

Janvier 2021, par Info santé sécu social

Face à des comptes dégradés, Bruno Le Maire pousse pour un report de l’âge de départ ou un allongement de la durée de cotisation. Très loin du projet de société prôné par Macron.

« Est-ce que le Covid balaie tout, y compris les engagements de campagne d’Emmanuel Macron  ? » Celui qui s’interroge, un conseiller ministériel de premier plan, est un brin désabusé. Parce qu’il sait que la question peut se poser autrement : la crise sanitaire n’est-elle pas une bonne occasion de repousser ou même de se débarrasser d’un engagement de campagne qui n’aurait de toute façon pas été tenu  ? La réforme des retraites promise par Macron va-t-elle voir le jour avant la présidentielle de 2022  ? Ou bien, plus probable, devra-t-il expliquer à ses électeurs qu’il a été empêché par une succession d’événements qu’il n’a pas su ou pu maîtriser  ? C’est peu dire que ce projet qui prévoit la mise en place d’un système de retraites « universel » et « à points » était mal engagé avant la crise sanitaire. La promesse formulée par Emmanuel Macron pendant la campagne de 2017 était pourtant aussi simple que l’ambition était grande : « Un euro cotisé donne les mêmes droits, quel que soit le moment où il a été versé, quel que soit le statut de celui qui a cotisé. »

Bilan, trois ans plus tard  ? Des mois de concertation, des semaines de contestation sociale, un rapport du Conseil d’Etat au vitriol sur un texte aux projections économiques « lacunaires », une conférence de financement obsolète à peine créée, un passage en force en première lecture via le 49.3… En mars 2020, la première vague de Covid-19 déferle en France et le confinement suspend d’un coup ce spectacle. Depuis, le texte est bloqué au Sénat, où il devait être examiné en première lecture. Coincé entre deux Chambres, sans que personne dans les allées du pouvoir ne semble savoir quoi en faire.

Le dossier sera tout de même sur la table du séminaire gouvernemental mercredi matin , qui doit établir un agenda des réformes pour les six prochains mois. Mais aucune décision ne devrait être prise quant à l’avenir de ce projet que le président du groupe LREM à l’Assemblée, Christophe Castaner, qualifie devant Libération d’« éminemment politique ». Un conseiller de l’exécutif résume la difficulté : « Comment voulez-vous qu’on prenne une décision sur un sujet pareil alors que nous sommes en période glaciaire et qu’on a aucune idée de ce qu’on va trouver après le dégel  ? » Un autre, plus universitaire : « Comment montrer que le macronisme continue à être un réformisme  ? »

Les grandes grèves de 2019

Tout avait pourtant bien commencé. Septembre 2017, le dialogue s’engage entre le gouvernement et les partenaires sociaux, animé par le haut commissaire aux retraites, Jean-Paul Delevoye. Il dure dix-huit mois au cours desquels la CFDT conforte son soutien à la mise en place d’un système de retraites universel qu’elle défend depuis vingt ans. En juin 2019, patatras, l’annonce par le Premier ministre Edouard Philippe de l’instauration d’un âge pivot dans le texte ne passe pas. Pour retrouver puis maintenir l’équilibre financier d’un système de retraites constamment en déficit, il s’agit d’instaurer une nouvelle borne d’âge qui évoluerait en fonction de l’espérance de vie des Français : si on part après, la pension est bonifiée, si on part avant, on récolte un malus. Le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, qualifie alors la mesure de « totalement injuste » et rejoint le camp de la contestation avec, notamment, la CGT et FO. La colère monte au point d’exploser dans la rue le 5 décembre 2019. Le mouvement social dure trois mois. Paris et ses liaisons ferroviaires n’ont plus été bloqués de la sorte depuis les grandes grèves de 1995. Le gouvernement n’a pas le choix, il ouvre une brèche en laissant tomber l’âge pivot en janvier 2020. Ce sujet, comme la prise en compte de la pénibilité, est renvoyé à une conférence de financement vite avortée. L’épidémie de Covid-19 oblige l’exécutif à « suspendre » la réforme.

Le 17 juillet 2020, alors que le virus offre une accalmie estivale, le nouveau Premier ministre Jean Castex dévoile son souhait que la réforme des retraites soit présentée en 2021, oui mais… « dans son aspect structurel » uniquement. Le chef du gouvernement se dit ainsi favorable à la mise en place d’un système unique mais opposé à un recul de l’âge de départ à la retraite. Problème, son ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, issu des rangs de la droite comme lui et comme son prédécesseur, Edouard Philippe, pense exactement le contraire. Pour lui, il faut mettre de côté la réforme systémique, qui ralentit la procédure et ne rapporte rien en termes d’économies. Ce qu’il faut, c’est une réforme « paramétrique » qui permette de repousser l’âge de départ à la retraite. Sans cacher que le but est de renflouer les caisses pour « rembourser la dette », dit-il au Parisien. « Vous ne trouvez pas qu’il y a un peu de crispation dans le pays en ce moment  ? s’agace en privé la ministre du Travail, Elisabeth Borne. Je comprends que le ministre de l’Economie et des Finances, à un moment où il donne beaucoup d’argent, veuille réaffirmer qu’il tient les comptes publics. Mais bon… les partenaires sociaux sont, en ce moment, un tout petit peu à cran. » En public, ça donne : « La priorité absolue, c’est de sortir de la crise sanitaire, économique, sociale, de protéger les emplois. »

Mardi, lors de ses vœux, Le Maire a insisté, prenant le soin de « rappeler certaines vérités » : « Je suis comptable du niveau de vie des Français dans les années à venir. Si nous voulons disposer d’un système de retraites par répartition, il faudra tout faire pour que les Français travaillent davantage », a-t-il expliqué. L’urgence est telle que le cabinet du ministre pense désormais qu’il suffit de « déplacer les curseurs de la loi Touraine » pour pousser les Français à partir plus tard à la retraite. Cette loi de 2014, portée par la ministre de la Santé de l’époque, Marisol Touraine, allonge à partir de 2020 la durée de cotisations d’un trimestre tous les trois ans pour la pousser à 43 ans. Le point qui freine Bercy  ? « On a besoin d’unité et on n’aura pas les partenaires sociaux avec nous. Or on ne veut pas aller au clash, parce qu’on a besoin d’eux sur le plan de relance, sur la formation pour les jeunes, la reconversion des salariés », explique un proche de Le Maire, qui a entendu le message de Laurent Berger, le 6 janvier. Le numéro 1 du syndicat, pourtant fervent défenseur du système universel, a fait savoir que « si le gouvernement était tenté de mettre une réforme des retraites sur la table, il y aurait une opposition frontale de la CFDT ».

« ce serait complètement maso »

Un mois plus tôt, le même s’était plus précisément opposé à tout financement de la dette liée au Covid-19 par la réforme des retraites, estimant que cette dernière n’était « pas abordable avant 2022 ». Un discours finalement proche de celui du secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez : « Si pour diminuer la pauvreté, redonner du pouvoir d’achat et sauvegarder l’emploi, le gouvernement considère que la seule solution reste de réformer les retraites, il joue avec le feu et fait un pari risqué. Très risqué. » Frédéric Sève, le « monsieur retraites » de la CFDT, est toutefois plus nuancé, distinguant le paramétrique (c’est non) du systémique (c’est oui). Si la perspective d’une « grande loi » ne lui paraît guère plus probable, il envisage toutefois une « autre manière » de faire avancer le projet de réforme systémique « en fragmentant les décisions ». Ainsi, estime-t-il, quelques « briques » plutôt « consensuelles », comme la refonte des règles encadrant les pensions de réversion pourraient être posées dès le gros de la crise passée. Une manière de ne pas perdre tout le travail mené lors des longs mois de concertation. Et peut-être, pour le gouvernement, de garder la face. « Une loi cadre pourrait simplement acter le passage à un nouveau système, suivi par une nouvelle concertation au cours du prochain quinquennat », prophétise-t-on à la CFTC. Mais, même du côté des centrales jusqu’alors « proréforme », personne ne souhaite se retrouver trop vite autour de la table. « Vouloir remettre la réforme à l’agenda, ce serait complètement maso », s’agace un cadre syndical. « La priorité, c’est de sauvegarder les emplois et les entreprises. Et puis dans le contexte, le débat ne pourrait pas être serein », explique ainsi Cyril Chabanier, à la tête de la CFTC. « On a tellement de dossiers à traiter, ce n’est vraiment pas le moment. Là, on en est encore à se demander si on va être reconfinés », abonde Dominique Corona, de l’Unsa.

De son côté, Emmanuel Macron envoie des signaux contradictoires, un jour martelant que « cette réforme doit se faire », parce qu’il en va de sa promesse réformatrice, un autre que « la priorité est la gestion de la sortie de crise », rapporte plusieurs de ses interlocuteurs. Lors de ses vœux aux Français le 31 décembre, le Président a toutefois évoqué « les réponses » qui permettront de ne pas faire du « quoi qu’il en coûte un fardeau pour les générations futures ». Une manière de mettre une première pierre sur le chemin d’une réforme paramétrique du recul de l’âge légal de départ à la retraite ou de l’allongement de la durée de cotisation  ? « A un moment où la contrainte financière est forte, est-ce que des réformes qui coûtent de l’argent plutôt qu’elles n’en rapportent ont de l’intérêt  ? Non. Donc ceux qui sont en faveur d’une réforme purement paramétrique ont le vent en poupe. Simplement une » paramétrique « sèche, c’est exactement le contraire de ce qu’avait promis Macron », analyse pour Libération l’ancienne ministre de la Santé, Marisol Touraine. Le gouvernement a toujours en son sein un « monsieur retraites ». Mais depuis dix mois, Laurent Pietraszewski s’occupe plus de « santé au travail » - qu’on a ajouté l’été dernier à son portefeuille - que de réforme des retraites : « Est-ce qu’on a la volonté de conduire cette transformation  ? » La réponse est oui, dit-il à Libération. « Est-ce que ce sera de la même façon qu’on voulait le faire y a un an  ? Non, il faudra prendre cette réforme différemment, de manière plus pacifiée. Il faut reparler de solidarité et de justice sociale donc il faut un équilibre budgétaire du système de retraites. Pour le bon moment, il faut voir. »

Que fera Macron  ?

Beaucoup de responsables de la majorité pointent la campagne présidentielle. Que fera alors Macron  ? Contentera-t-il son électorat de droite, en suivant la ligne portée par Edouard Philippe jadis, Bruno Le Maire aujourd’hui, d’un recul de l’âge pour équilibrer les comptes  ? Ou s’accrochera-t-il à son système de retraites par points, qui lui permet de vanter un souci de justice sociale, et l’uniformisation des régimes  ? Des réunions avaient encore lieu jusqu’en novembre entre le gouvernement et les acteurs parlementaires de ce dossier mais, depuis début décembre, plus rien. Le haut-commissaire aux retraites, Jean-Paul Delevoye, contraint à la démission en décembre 2019 pour des « oublis » à répétition dans sa déclaration d’intérêts, ne veut plus s’exprimer sur le sujet. « Je peux simplement dire que c’est un vrai sujet de société. Que ça ne peut pas être considéré comme un sujet budgétaire, mais comme un sujet qui peut soulever de nouvelles espérances collectives. » En faisant preuve de beaucoup d’imagination.

par Amandine Cailhol