Luttes et mobilisations

Libération - Les urgences, entre surchauffe et abattement

Mai 2019, par Info santé sécu social

Plus de 65 services d’urgences sont en grève. Et ce mardi, Samu-Urgences de France appelle à un débrayage d’une demi-heure dans tous les hôpitaux.

« On est à bout, je n’ai jamais connu cela. Les services craquent, c’est la saturation, on a atteint un point de rupture. Rarement je n’ai vu autant d’arrêts de travail. » L’analyse est sans appel, formulée par le Dr François Braun, président chez Samu-Urgences de France et chef de service au CHU de Metz. Ce mardi, il appelle tous les services d’urgence de France à s’arrêter une demi-heure. Nos hôpitaux seraient-ils à deux doigts d’imploser, via les urgences, comme le laisse à penser ce responsable important ?

Paradoxalement, il y a fort à parier que ce mardi il ne se passe pas grand-chose. Juste des rassemblements dans quelques hôpitaux. La vie hospitalière va se poursuivre, entre abattement et annonces d’embrasement. « Le climat est insaisissable. Il y a un fort décalage entre les analyses catastrophistes des médias et la fatalité du terrain », lâche un directeur de CHU, plutôt à l’écoute du climat ambiant.

Le grand écart est là, saisissant. Ce week-end, s’est tenu une réunion de quelque 200 personnels des urgences hospitalières de 33 villes. C’était une première depuis le début, mi-mars, de ce mouvement de grève qui touche à présent 65 services en France, selon le collectif Inter-Urgences. Cette première assemblée générale a décidé d’une journée nationale de manifestation à Paris, le 6 juin. Puis elle s’est accordée sur une plateforme de revendications communes : arrêt des fermetures de lits, hausse des rémunérations de 300 euros net et augmentation des effectifs. Un comité national de grève comprenant le collectif, des représentants des régions et un front syndical majoritaire constitué par la CGT, FO et SUD doit être formé.

Ce mouvement, qui est un mouvement du personnel soignant (et non médical) toucherait aujourd’hui « plus de 10% des services d’urgences en France », selon un membre du collectif. Pour la CGT, le mouvement est solide. Il prend, s’étend même. D’autres en doutent. Et notent que vendredi dernier, la grève à l’Assistance publique des hôpitaux de Paris a été massivement… non suivie : moins de 1% du personnel selon la direction de l’AP-HP. Et, selon une journaliste de l’AFP, à peine une centaine de personnes se sont ensuite rassemblées devant le siège pour réclamer embauches et revalorisations salariales.

Changement de ton
Qu’en déduire ? Serait-ce une grève à bas bruit, comme la qualifient certains observateurs ? Des mouvements sporadiques avaient déjà éclaté dans de nombreux services en 2018 et début 2019 comme à Strasbourg ou Lille, mais sans réussir à fédérer. Depuis six mois, les Agences régionales de santé (ARS) ont reçu la consigne d’être attentifs à tous ces mouvements, ce qui n’était pas le cas auparavant où il était hors de question de lâcher des moyens supplémentaires, la ministre de la Santé Agnès Buzyn ayant répété la première année de sa prise de fonction que ce n’était pas une affaire de moyens mais « d’organisation ». Depuis six mois, le ton a changé. Par exemple, une forte grève des urgences a éclaté en janvier à l’hôpital général de Saint-Malo, avec un personnel épuisé et à bout. « Le mouvement a cessé quelques semaines plus tard, nous a expliqué le responsable CGT, on a obtenu des renforts d’aides soignantes et d’infirmières. Et une réorganisation des services est en cours. »

Un feu qui s’éteint là, mais ailleurs le terrain reste particulièrement inflammable. Comme à l’hôpital d’Aulnay. La semaine dernière, il s’est passé quelque chose de peu banal, révélé par le Parisien : le service d’urgences de cet établissement clé du nord de l’Ile de France a dû fermer ses portes. La direction de l’hôpital a demandé aux services de secours « de réorienter les blessés et malades pris en charge entre 19 heures et 8 heures du matin vers d’autres services d’urgences dans en Seine-Saint-Denis ». La cause ? L’établissement n’avait plus de médecins disponibles. « Début 2018, nous étions 26 médecins. Aujourd’hui, nous sommes 12 », nous a expliqué Laurence Martineau, cheffe des urgences. En cause, les conditions de travail : conçues pour 40 000 passages par an, les urgences d’Aulnay ont reçu plus de 70 000 visites en 2018. Comment faire face ? Plus généralement, selon un rapport du Sénat de 2017, les urgences françaises ont vu leur fréquentation doubler en vingt ans, avec près de 21 millions de passages enregistrés en 2016. Et à Paris, c’est une augmentation régulière de plus de 5% par an qui est observée.

« Repenser le système »
Chez Samu-Urgences de France, le Dr François Braun, qui représente les médecins et chefs de services des urgences, évoque un moment crucial où les choses ne peuvent plus continuer. « On n’est plus comme avant, où il y avait des phases de surchauffe avec l’épidémie de grippe. Là, les services d’urgences ne connaissent plus de répit. Tous, même ceux des grands CHU, sont à deux doigts de flancher. Et devant ce contexte, le gouvernement a traîné, poursuit-il. On le sait, il n’y a pas de solution miracle, il faut vraiment repenser le système. » C’est-à-dire ? « Si les urgences doivent faire ce que la médecine de ville ne fait pas, alors il faut multiplier par trois nos moyens. » Que faire, dès lors ? « Nous, on demande une première phase avec des moyens supplémentaires selon les services. Et après ? Une refonte du système, en répondant clairement où l’on veut aller ? » Pour sa part, Christophe Prudhomme, responsable CGT Urgences, se réjouit que les médecins se mettent dans le mouvement, mais il insiste : « Notre priorité, c’est le personnel soignant, avec des problèmes d’effectifs et de rémunération. Le personnel veut des résultats. »

On en est là, coincés dans un moment complexe qui semble échapper à tous les acteurs. « C’est un mouvement de fond », insiste Christophe Prudhomme. D’autres pointent la lassitude du personnel. « Dans certains services, on sent comme un effondrement de l’intérieur, les gens n’y croient plus », raconte un ancien médecin syndicaliste. « Et puis, il y a l’été qui arrive, poursuit Christophe Prudhomme. Cela va être la panique, avec le personnel en vacances. » D’autres, enfin, se rassurent en notant que Parcoursup facilite l’accès aux écoles d’infirmiers, qui ne devraient pas manquer de candidats l’an prochain. En espérant que d’ici là, un vent mauvais ne vienne encore compliquer la donne.

Eric Favereau