Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Masques : comment le gouvernement a menti pour dissimuler le fiasco

Avril 2020, par Info santé sécu social

Par Pauline Moullot et Ismaël Halissat — 27 avril 2020

Contrairement à ce qu’affirme l’exécutif depuis le début de la crise, la doctrine visant à détenir un stock stratégique d’un milliard de masques était inchangée depuis dix ans. Alerté dès 2018 sur la pénurie, le ministère de la Santé n’a pas réagi.

Pendant des semaines, le ­gouvernement a tout fait pour le dissimuler. Au mois de février, alors que le coronavirus se propage déjà en France, le stock de masques de l’Etat est pratiquement à sec. Une situation qui n’empêche pas Jérôme Salomon, le directeur général de la santé (DGS), d’assurer avec aplomb qu’aucune pénurie n’est à craindre. Au même moment pourtant, soignants libéraux, personnels hospitaliers et même autorités régionales de santé sont dans le noir. Le ministère de la Santé ne leur donne pratiquement aucune visibilité sur les livraisons de ­masques à venir et acte, sans le dire, une gestion au compte-gouttes des stocks publics.

Mi-mars, après plusieurs semaines d’inquiétude, les autorités consentent enfin à communiquer l’état du stock stratégique disponible en ­janvier  : 117 millions de masques chirurgicaux et aucun masque FFP2 (modèle plus protecteur), contre respectivement 1 milliard et 600 millions dix ans plus tôt. Mais le gouvernement, par l’intermédiaire d’Olivier Véran, le ministre de la Santé, réfute une gestion de la ­pénurie et se défausse à plusieurs reprises  : cette faiblesse initiale des stocks serait due à un changement de doctrine et de décisions vieilles de près de dix ans. Un véritable mensonge d’Etat. De nouveaux ­témoignages et documents consultés par Libération permettent en ­effet de démontrer les errements du gouvernement et la responsabilité du ministère de la Santé dans ce désastre.

Mensonge sur la nouvelle doctrine
« La nouvelle doctrine ne consistait pas à mettre fin aux stocks, affirme Jean-Yves Grall, directeur général de la santé de 2011 à 2013 et aujourd’hui directeur de l’Agence régionale de santé (ARS) d’Auvergne-Rhône-Alpes. L’idée n’était pas de les faire diminuer. » Au cœur des décisions prises dans les années 2010, le haut fonctionnaire est formel  : contrairement à ce que prétend l’exécutif, la doctrine sur les stocks stratégiques de masques n’a évolué qu’à la marge. Les réflexions ont surtout porté sur les types de ­masques à utiliser plutôt que sur les niveaux, une évolution « qualitative » selon l’ex-DGS  : « L’idée était, sur la foi de rapport scientifique, de réserver les FPP2 à un certain nombre d’actes médicaux. » Alors que pendant les épidémies précédentes (H5N1 et H1N1), ces protections plus coûteuses avaient été distribuées plus largement par l’Etat.

Plusieurs documents relatifs à cette stratégie démontrent par ailleurs que l’évolution marginale de la ­doctrine n’explique pas le fiasco actuel. Au début des années 2010, les stocks sont encore à leur plus haut niveau. Une note de la DGS datée du 27 juillet 2011, déjà évoquée dans la presse, mentionne des réserves de 600  millions de FFP2 et 800  millions de masques chirurgicaux. A ce moment-là, l’objectif du stock est toujours fixé à 1 milliard de masques chirurgicaux, et pas à 145 millions, comme l’a affirmé Véran début mars.

Toujours en 2011, le directeur général de la santé Didier Houssin saisit le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) sur la gestion d’un stock de masques. Cette haute autorité publique doit notamment se prononcer sur les types de modèles devant constituer ce stock. Préconisant le port du masque chirurgical pour la population générale, il indique que les masques FFP2 doivent être ­réservés aux personnels de santé dans des situations à risque. En 2013, l’idée est résumée dans une doctrine du Secrétariat général de sécurité et de défense nationale (SGDSN) qui, contrairement à ce qu’affirme l’exécutif, ne prône pas l’arrêt des stocks.

Comme l’explique à Libé un cadre de l’Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) en poste durant ces années-là, c’est à cette période que les employeurs, donc les établissements de santé, sont chargés de gérer les stocks de FFP2, les stocks centralisés continuant d’exister pour les seuls masques chirurgicaux. Dans les stocks stratégiques, « le sort des masques FFP2 est réglé à ce moment-là. On a laissé mourir les stocks », assène un autre professionnel du secteur. La dernière commande par l’Etat date de 2010. Avec une durée de validité de quatre à cinq ans, il est donc logique que le stock se retrouve à zéro quand démarre l’épidémie de Covid-19. Mais contrairement à ce qu’a aussi prétendu le gouvernement, ce transfert de masques FFP2 du stock stratégique vers les stocks « tactiques » des établissements de santé n’exonère pas l’Etat d’un contrôle sur les niveaux nécessaires en cas d’épidémie. Un logiciel nommé ­Sigesse permet même aux ARS, à la DGS et à Santé publique France de suivre et contrôler les volumes disponibles.

Dans le stock stratégique, l’objectif d’un stock conséquent de masques chirurgicaux, lui, n’a jamais été officiellement abandonné. Du moins pas avant 2017. En atteste une circulaire interministérielle de 2013 toujours en vigueur sur le « dispositif de stockage et de distribution des stocks stratégiques » qui vient rappeler ­l’essentiel  : l’Etat est bien censé constituer des stocks stratégiques et distribuer des masques chirurgicaux à la population en cas de ­situation sanitaire exceptionnelle. « Le milliard de masques chirurgicaux est toujours resté la doctrine de sécurité sanitaire », certifient deux hauts fonctionnaires aux commandes jusqu’en 2018.

Comment les stocks ont fondu
Si l’objectif du milliard de masques chirurgicaux dans les stocks stratégiques de l’Etat n’a jamais été abandonné, comment expliquer que l’on se soit retrouvé avec à peine plus de 100 millions d’unité début 2020  ? La réponse est à mi-chemin entre l’incurie du gouvernement actuel et celle du précédent. Selon nos informations, une ligne budgétaire est censée planifier depuis 2013 l’achat de 100 millions de masques par an par l’Eprus (intégré à Santé publique France en 2016). En réalité, ­entre 2012 et 2017, pendant le quinquennat de François Hollande, seule une commande de 100 millions d’unités a été passée. En 2014 et 2015, deux marchés pour l’acquisition de 20 millions de masques pédiatriques ont été lancés. Au ­total, cela porte à 140 millions le nombre de masques acquis en cinq ans sous l’exécutif socialiste. Très loin des 500 millions prévus pour la même période.

Cette ligne budgétaire consacrée à l’achat de masques n’a pas été respectée en raison des arbitrages du ministère à l’époque. « On était coincés par une règle de comptabilité, rapporte l’un des cadres de l’Eprus à cette époque. Aucune ligne n’est prévue pour les urgences. Or en 2014, il y a eu Ebola. En 2015, les attentats. En 2016, la préparation de l’Euro de foot. A quoi il faut ajouter les risques de menaces bioterroristes et des épisodes grippaux importants, un besoin d’antiviraux en 2014, 2015. Donc à cause de ces événements importants qui ont fait changer la trajectoire, il n’y a pas eu d’achats. » Interrogée à propos de ces choix budgétaires, la ministre de la Santé de l’époque, Marisol Touraine, dit avoir « le souvenir que parmi les stocks achetés, il y a eu des sérums contre la variole, du Tamiflu et des combinaisons intégrales anti-Ebola. Ce sont des achats logiques compte tenu des enjeux de sécurité sanitaire d’alors ». Et donc pas de masques.

Touraine affirme aussi qu’à son départ, le stock était de 754 millions de masques. Mais l’essentiel était hors d’usage. Constitués dans l’ensemble de masques datant des années 2000, ces lots n’avaient pas de date limite d’utilisation. Or depuis les années 2010, les masques chirurgicaux sont censés afficher une durée d’utilisation limitée à cinq ans. En plus de l’élastique qui s’abîme, ils peuvent aussi perdre de leur capacité de filtration, ou s’abîmer pendant le stockage. Sauf que, « pendant des années, on a eu des stocks très importants, mais dont une grande partie n’avaient pas de date de péremption », se souvient notre expert. Il a donc fallu faire le tri. « En 2016, 2017, une réflexion a débuté pour remettre à plat ces questions. »

En 2018, une expertise est lancée par Santé publique France sur « l’évaluation de la qualité et de l’efficacité des masques chirurgicaux ». Le marché est remporté par l’entreprise belge Centexbel. L’objectif  : tester 125 échantillons composés chacun d’environ 25 masques et leur faire passer toute une batterie de tests  : filtration bactérienne, respirabilité, biocompatibilité (réactions sur la peau), propreté microbienne et résistance de l’élastique. Le résultat tombe  : la totalité du stock testé ne répond plus aux exigences européennes. « Ils étaient tous non conformes, sauf 100 millions qui s’apprêtaient à être périmés », se remémore François Bourdillon, directeur de Santé publique France de 2016 à 2019. Ces 100 millions restants sont ceux commandés en 2013 sous Touraine. Tout le reste est à jeter.

Mais même pour détruire ces masques inutilisables, ça traîne. « Je me souviens que ça coûtait cher, il fallait faire appel à des entreprises agréées, il y a le coût de la logistique pour les sortir puis le coût pour les détruire », relate Bourdillon. Une grande partie de ces masques inutilisables sont toujours dans les entrepôts de 36  000 m2 du stock stratégique de Santé publique France situé à Marolles (Marne).

La responsabilité du gouvernement
En 2018, Jérôme Salomon reçoit le rapport de Santé publique France sur l’état des masques. Le résultat est catastrophique. Le stock stratégique est réduit à néant  : seuls 100 millions de masques sont encore utilisables, et ils périment l’année suivante. « A ce moment-là, il y a eu des réunions au ministère pour estimer ce qu’il fallait commander, se souvient François Bourdillon. Et puis j’ai reçu une instruction de commande de la DGS d’une faible quantité, qui ne permettait pas de remonter le niveau du stock. Il a été décidé à ce moment-là de ne pas reconstituer le milliard de masques. » Dans un numéro d’illusionniste et sans détailler ce contexte, Jérôme Salomon a évoqué le 23 avril, lors d’une audition à l’assemblée nationale, cette commande de « 100 millions de ­masques ». Un volume qui permettait seulement de remplacer la ­dernière partie du stock quasiment périmée. « Certains ont considéré qu’un stock de masques pour la ­population n’était pas si important que ça », regrette aujourd’hui François Bourdillon.

En juin 2019, un an après le constat de la faiblesse du stock, un avis d’experts de Santé publique France « relatif à la stratégie de constitution d’un stock de contre-mesures médicales face à une pandémie grippale » est publié. Ce document indique « qu’il n’y a aucun élément nouveau qui amènerait à modifier les recommandations émises » par le passé. En clair, le besoin pour équiper en cas de pandémie la population seule (sans compter les soignants) est d’un milliard de masques chirurgicaux. Ce groupe de travail, piloté par Jean-Paul Stahl, professeur de maladies infectieuses au CHU de Grenoble, avait-il été informé de l’état du stock  ? « Pas du tout », rétorque ce dernier à Libération.

Le ministère de la Santé est pourtant parfaitement au courant de la quasi-pénurie. A la suite de la publication de cet avis, aucune décision de renflouer les stocks n’a, là non plus, été décidée par le gouvernement. Quelle était alors la position de Santé publique France  ? « Nous, on est là pour exécuter les instructions, mais quand on remet un rapport d’expertise externe au ministère, c’est une forme de demande… Cet avis était fait pour ça, c’était un rapport de décision, ce n’était pas fait pour être rangé dans un placard », explique aujourd’hui François Bourdillon, qui a quitté la direction à l’été 2019. Contactés, les premiers responsables de ce choix, Agnès Buzyn, qui était alors ministre de la Santé, et Jérôme Salomon, n’ont pas répondu à nos questions sur ce qui avait guidé cette décision.

Même s’il prône la transparence sur sa gestion des masques, le gouvernement entretient surtout le flou depuis le début de l’épidémie. Etrangement, la commande évoquée par Jérôme Salomon de 100 millions de masques en 2018 n’apparaît pas dans la liste des ­appels d’offres passés par Santé publique France. Interrogés à ce propos, l’agence et le ministère n’ont pas donné d’explications. Cette commande avait-elle été entièrement ou partiellement livrée au début de l’épidémie  ? Comment était réellement constitué ce stock de 117 millions de masques dont disposait la France en début d’épidémie  ? Lors de son audition à l’Assemblée nationale le 23 avril, Jérôme Salomon a jeté le trouble en évoquant « 72 millions de masques repris par Santé publique France », après leur date de péremption. L’état de ces masques a-t-il été expertisé avant d’être réintégré  ? Interrogée à ce propos, la DGS n’a, là encore, pas répondu à nos questions.

Au plus fort de l’épidémie, dans les régions les plus touchées par le ­virus, l’écart est abyssal entre les besoins des personnels soignants et les dotations attribuées par l’Etat, comme le révèle un document du ministère de la Santé présenté lors du Conseil de défense et de sécurité nationale le 25 mars. A l’hôpital de Mulhouse, dans le Haut-Rhin, les besoins, même à l’économie, sont de 84 000 masques chirurgicaux et 35 000 masques FFP2 par semaine  : l’Etat n’en distribue ­respectivement que 20 000 et 5 000 par semaine.

A l’échelle nationale, les récits de médecins, infirmiers, aide-soignants désarmés se multiplient. Fin mars, alors que l’épidémie est de plus en plus virulente et que les besoins sont estimés pour les soignants à au moins 40 millions de masques par semaine, le ministère de la Santé en a déstocké seulement 69 millions en huit semaines, selon ce même document du ministère de la Santé. L’Etat s’est aussi avéré incapable de fournir des masques à toutes les personnes malades. Les commandes passées par les autorités, trop tardives, n’y suffiront pas. Le stock ­stratégique, pensé justement pour une crise sanitaire, est largement ­insuffisant. Un haut fonctionnaire en première ligne résume la ­situation  : « Ils sont tellement incertains de ce qu’il va se passer avec les importations qu’ils refusent de déstocker et transforment cette pénurie en norme. »

Pauline Moullot , Ismaël Halissat