Les mobilisations dans les hôpitaux

Libération - Mobilisation des internes : « Quand on est à bout, la question de la sécurité des patients se pose »

Juin 2021, par Info santé sécu social

Epuisés par leur rythme de travail, les internes redoutent la faute d’inattention et ses conséquences parfois dramatiques.

par Anaïs Moran
publié le 18 juin 2021 à 5h59

Vingt heures. Quand Elena (1) a failli, dans l’après-midi d’un dimanche de garde, l’interne de 26 ans n’avait pas fermé l’œil depuis vingt heures. C’était au mois d’avril, dans un service de réanimation de Seine-et-Marne. Elena, seule médecin dans les couloirs ce jour-là, devait poser un cathéter veineux dans la cuisse d’un patient. L’éreintement la fit se tromper de vaisseau ; elle planta le tube dans l’artère fémorale. Quelques minutes plus tard, elle s’en aperçut et le retira. Mais le patient, atteint d’une maladie du foie, commença à saigner dangereusement. Elena venait d’entraîner un choc hémorragique. « Un médecin titulaire m’a fait sortir de la pièce en hurlant que j’étais une incapable. J’en ai fait des cauchemars », retrace-t-elle.

Le malade a survécu. Mais l’interne ressasse, tenaillée par la culpabilité, excédée par son planning surchargé. « J’ai tout remis en question. C’est difficile de ne pas se dénigrer après un tel incident. On se dit qu’on n’est peut-être pas fait pour ce métier. Jamais mes chefs n’ont voulu prendre du temps pour débriefer cet épisode avec moi. Certains se sont permis de m’enfoncer avec des piques : “Six mois de réa et tu ne sais toujours pas faire ça.” Personne n’a voulu entendre que j’étais exténuée de fatigue. » Dans ce service de réanimation de la banlieue parisienne, lieu de stage de son quatrième semestre d’internat, Elena aura vécu des semaines à 96 heures de travail, des mois de treize gardes, un record de 26 jours sans discontinuer. « L’épuisement des internes peut mettre en danger les patients. Dans notre milieu, le sujet est encore trop tabou. »

« Comme si j’étais ivre »

Devenir soignant maltraitant le temps d’un instant. Par une faute d’inattention, un intervalle d’égarement, une acuité émoussée, un geste imprécis, d’ordinaire réalisé les yeux fermés. Chez les internes, plus encore que chez les titulaires, le risque de l’erreur médicale est une réalité. Ils sont apprentis. En carence de sommeil. Bien souvent au-dessus des 48 heures de travail hebdomadaires inscrites dans la loi. Une conjoncture qui augmente le danger, et que le Covid-19, dans certaines spécialités, n’a fait qu’aggraver. « Certains moments, c’est comme si j’étais ivre », décrit Aurore (1), 27 ans, en médecine ­interne à Paris. Lors de ses nuits de garde, il lui arrive de faire répéter un patient trois fois. « Je suis comme perdue, dans l’impossibilité de raisonner ou de retenir une information. Les patients le sentent et déjà ça, pour moi, c’est une grosse erreur vis-à-vis d’eux. Comme lorsque je leur coupe la parole ou que je leur parle de manière un peu brusque, car je suis à bout de nerfs, développe-t-elle. Il n’y a pas besoin d’aller jusqu’au mauvais diagnostic et à l’arrêt cardiorespiratoire pour être dans une forme de maltraitance. »

L’appel à la mobilisation générale des internes ce vendredi et samedi, après une année et demie d’enga­gement dans la crise sanitaire, c’est aussi pour redire qu’au bout de la chaîne hospitalière, ce sont bien les patients qui essuient les effets délétères du planning colossal des stagiaires. « Quand on n’a pas envie de travailler mais juste besoin de dormir, la question de la sécurité des patients se pose, analyse Clément, neurochirurgien en quatrième année d’internat à Grenoble. Notre prise de décision peut être subjectivée par la fatigue ou un harassement émotionnel. » Sa spécialité est réputée être la plus rude en termes de surcharge de travail. Plus de 80 heures hebdomadaires en moyenne, selon la dernière enquête de l’Intersyndicale nationale des internes. William, 30 ans, camarade de Montpellier, expérimente les mêmes situations : « Quand on vous réveille à 4 heures du matin, que c’est la quatrième garde de la semaine, que vous n’avez dormi que trente minutes depuis la veille, il y a un doute dans votre tête. Est-ce que vous n’opérez pas ce patient avec un hématome dans la tête parce que c’est la bonne décision, ou est-ce parce que vous avez envie de rester au lit ? Le travail en équipe permet de pallier ces questionnements. Il n’empêche qu’ils existent et qu’ils sont porteurs de risque. »

La semaine dernière, William s’est endormi quelques secondes en pleine opération, les écarteurs dans la main. Il maintenait l’accès à l’une des vertèbres de son patient. « Evénement sans conséquences, mais si mon corps est capable de lâcher au bloc, vous imaginez que mon esprit n’est pas au top ! » Le Montpellierain raconte que les ­confusions dans les posologies sont généralement le premier acte manqué. Faits rarissimes, dit-il, et toujours rattrapés par l’œil consciencieux d’une infirmière.

Jonas (1), lui, en a subi les conséquences seul. Interne en pédiatrie sur les bords de la Loire, le médecin de 27 ans se souvient de son plus « gros traumatisme » dans les moindres détails. Ce dimanche-là, il était d’astreinte. Il venait de terminer un lundi-vendredi, 8 h 30-20 heures, suivi d’un samedi de garde sans pouvoir dormir. Un nouveau-né ­devait être intubé. Jonas devait administrer le médicament nécessaire pour engourdir les muscles respiratoires au préalable. « Je me suis totalement emmêlé la tête et j’ai fait une erreur dans le dosage, relate-t-il. L’enfant a reçu dix fois la dose qu’il aurait dû. Son thorax est devenu tout rigide. On n’arrivait plus à le ventiler. » L’équipe réussira miraculeusement à sauver le bébé. En retour, l’interne recevra un cinglant « tu n’es pas assez rigoureux pour être un bon médecin ». Comme pour Elena en réanimation, personne ne prendra le temps de tendre l’oreille pour saisir la détresse de Jonas. « Je n’en ai pas parlé non plus aux autres internes car on ne s’avoue que très rarement nos ­erreurs, de peur d’être pointés du doigt. J’ai sombré pendant six mois. J’étais sur un fil. Heureusement, j’ai fini par basculer du bon côté et me remettre pour le stage suivant. »

Gaëlle, en deuxième année d’internat de médecine d’urgence à Poitiers, insiste sur le rôle essentiel de l’entourage professionnel, notamment des médecins titulaires. « Je me souviens de la fin d’une nuit, au petit matin, où je n’arrivais même plus à lire l’électrocardiogramme de mon patient. Je ne savais plus l’analyser. J’ai tout de suite appelé mon chef, il a compris, il est venu me remplacer. Mais tous les seniors ne sont pas aussi bienveillants lors de nos passages dans leur service, observe-t-elle. Le soutien d’un chef peut très vite vous faire relever la tête. Mais le silence, les remontrances après une erreur médicale, peuvent définitivement vous l’enfoncer sous l’eau. » ­Générer un mal-être, enclencher une spirale dépressive, voire claquer la porte de l’internat après six années d’études éreintantes. Et parfois, conduire au suicide.

« Notre priorité, c’est le patient. Je n’ai jamais vu un sentiment aussi puissant que la culpabilité d’un interne après une faute. Cela peut être dévastateur », note Aurore. L’interne en médecine interne évoque la série Hippocrate, de Thomas Lilti. Beaucoup de jeunes médecins l’ont vue. Un grand nombre s’est reconnu dans le personnage d’Igor, brillant interne du service des urgences, piégé dans le rouleau compresseur des horaires démesurés. Il en oubliera l’une de ses patientes, qui fera un AVC. Dans son stage précédent, Elise a vu un co-interne passer à côté d’un diagnostic de choc septique. La patiente a fini en réanimation. L’interne a, lui, déserté l’hôpital durant six mois. « Il serait temps de soigner ce mal qui met tout le monde en péril. »

(1) Le prénom a été modifié.