Branche accident du travail / maladie professionnelle de la Sécu

Libération - Pour Santé publique France, les maladies liées au travail sont largement sous-déclarées

Avril 2023, par Info santé sécu social

Usure professionnelle

Selon un rapport publié ce mardi 18 avril par l’agence nationale, les maladies professionnelles reconnues ne représentent qu’une partie des pathologies liées au travail. Sur douze ans de surveillance, ce sont les troubles musculo-squelettiques et la souffrance psychique qui ont été le plus souvent rapportés.

par Apolline Le Romanser
publié le 18 avril 2023

La temporalité est un hasard mais elle donne un relief particulier à l’information. Trois jours après la promulgation de la loi de réforme des retraites, Santé publique France alerte sur la santé des travailleurs. Selon les résultats de douze années de surveillance, publiés ce mardi 18 avril, 5 à 7 % des salariés sont touchés par des « maladies à caractère professionnel » (MCP) – autrement dit, des pathologies et symptômes non reconnus comme maladies professionnelles, mais que les médecins du travail estiment en lien avec leur activité. Les femmes sont plus touchées que les hommes et la prévalence des pathologies augmente la plupart du temps avec l’âge.

Pour qu’une pathologie soit reconnue comme maladie professionnelle, elle doit être inscrite dans le tableau les répertoriant, ou reconnue par un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles. Mais les procédures de reconnaissance sont complexes, longues et biaisées. Dans son rapport, Santé publique France le reconnaît elle-même : les statistiques des maladies reconnues « sont loin de refléter la réalité de l’impact sanitaire des risques professionnels ». D’où la mise en place, dès 2004, d’un dispositif pour mesurer ces pathologies susceptibles de passer sous les radars, à partir d’un réseau de médecins du travail signalant pendant deux semaines consécutives, deux fois par an, l’ensemble des « maladies à caractère professionnel » identifiées au cours de leurs visites médicales. Fin 2018, neuf régions françaises, dont deux d’outre-mer, étaient concernées par cette surveillance.

Adapter le travail, « une nécessité »
De 2007 à 2018, les auteurs du rapport notent une hausse des signalements de MCP. L’augmentation des signalements est encore plus marquée entre 2016 et 2018 : leur taux a été multiplié par 1,4 chez les hommes et 1,5 chez les femmes. Pour les premiers, les travailleurs les plus touchés étaient issus de la construction et de l’industrie ; pour les secondes, des transports et de l’entreposage. La prévalence des pathologies augmentait avec l’âge, avec de forts taux de signalement dès 45 ans : pour les auteurs du rapport, cela « confirme l’intérêt particulier qui doit être porté aux travailleurs vieillissants et la nécessité d’adapter le travail avec l’avancée en âge » – une remarque qui fait particulièrement écho à l’actualité politique et sociale.

Le constat dressé par Santé publique France n’étonne pas vraiment Karyne Chabert, médecin du travail depuis plus de vingt ans et membre de l’association Santé et médecine du travail. « L’accroissement de ces pathologies a été progressif, explique-t-elle. Il s’est fait en parallèle de l’intensification du travail et ses nouvelles organisations. » Elle énumère, pêle-mêle, la diminution des effectifs, la sous-traitance, les évaluations individuelles qui « pressurisent » les salariés… De même qu’une hausse de la précarisation des travailleurs, avec plus de recours à l’intérim et aux contrats à durée déterminée. « Plus on est précaire, moins on a de possibilités de protéger sa santé dans le monde du travail », rappelle la médecin.

Parmi l’ensemble des pathologies notées par Santé publique France, deux se distinguent : les troubles musculo-squelettiques et la souffrance psychique. Pour les premiers, les maux de dos (ou « rachis lombaire »), de l’épaule et du coude sont le plus souvent notés. Dans huit cas sur dix, ils sont dus à des « facteurs biomécaniques » (travail physique, posture, mouvements répétitifs). La souffrance psychique, MCP majoritaire chez les travailleuses depuis 2013, est, elle, notamment causée par un volet « organisation fonctionnelle du travail » : surcharge ou sous-charge de travail, changements dans l’organisation, manque de reconnaissance ou de moyens. S’ajoutent des facteurs liés à la sphère relationnelle des travailleurs, comme la qualité de leurs rapports avec leurs collègues, leur hiérarchie, ou les violences qu’ils ou elles peuvent subir.

Inégalités cadres-ouvriers
Au fil des pages du rapport se dessine aussi un « gradient social ». Ainsi les ouvrières étaient 4 à 11 fois plus touchées par les troubles musculo-squelettiques que les femmes cadres ; même déséquilibre chez les hommes, avec des ouvriers 16 fois plus touchés que les cadres en 2015 et 2017. Pour la souffrance psychique, la tendance s’inverse : en 2018, 6,1 % des cadres en ont signalé une, contre 1,3 % des ouvriers ; 11,5 % des femmes cadres, contre 3,2 % des ouvrières. Est-ce à dire que les ouvriers sont, par leur travail, plus atteints physiquement que psychologiquement et qu’à l’inverse les cadres sont plus affectés psychologiquement ? Gare aux conclusions hâtives et au « biais de déclaration » : selon les auteurs du rapport, les ouvriers sont plus souvent amenés à taire leur souffrance psychologique.

Car la sous-déclaration des maladies liées au travail est l’autre constat préoccupant du rapport. Trois quarts des troubles musculo-squelettiques correspondant aux critères du tableau des maladies professionnelles n’ont pas été déclarés. Dans un cas sur cinq, le salarié a refusé de déclarer sa pathologie, souvent par peur de perdre de son emploi. La méconnaissance de la procédure par le travailleur avant la consultation avec le médecin du travail et un bilan diagnostique insuffisant en sont les autres causes principales de la sous-déclaration. La souffrance psychique, elle, n’est pour l’instant pas référencée dans le tableau des maladies professionnelles. Elle est aussi difficile à faire reconnaître du fait d’une procédure complexe, qui nécessite une stabilisation des symptômes – ce qui est souvent lent pour les maux psychologiques. Pour le travailleur, cette non-reconnaissance a des conséquences très concrètes : les soins, par exemple, sont moins bien pris en charge lorsque la pathologie relève de la maladie plutôt que d’une pathologie professionnelle. De même, la prévention sera moins efficace et ciblée.

Cancers et maux invisibles

Le dispositif de Santé publique France observe certaines limites. Il ne permet pas de repérer certaines maladies pourtant liées au travail, comme les cancers professionnels, « qui surviennent généralement après la cessation de l’activité », ou même les pathologies qui ne sont pas détectées par les médecins. Car la médecine du travail fait elle-même face à ses propres difficultés, entre réformes successives et pénuries de personnel. Et, avec elles, des rendez-vous moins récurrents et un lien entre médecin du travail et salarié qui se distend. « Si vous ne rencontrez pas régulièrement un médecin qui va vous poser des questions précises pour détecter ces symptômes, vous faire prendre conscience que vous atteignez vos limites, c’est très compliqué de reconnaître une maladie liée au travail, insiste Karyne Chabert. Ce qui est d’autant plus préjudiciable pour le syndrome d’épuisement professionnel par exemple, où le déni est l’un des principaux mécanismes. » Résultat : les travailleurs, pour certains déjà en mal de médecin traitant, sont moins bien pris en charge. Et leurs pathologies encore plus invisibles.