Environnement et facteurs dégradant la santé

Libération - Pour éviter le télétravail, les employeurs confinent à la combine

Novembre 2020, par Info santé sécu social

Par Frantz Durupt , Jérôme Lefilliâtre et Emma Donada

A l’inverse du printemps, où le travail à distance avait été très pratiqué, nombre d’entreprises et administrations rechignent cette fois à suivre les directives du gouvernement. Après un appel à témoignages, « Libération » a reçu des centaines de réponses d’employés sommés de venir au bureau.

Morceaux choisis.
« Lorsque j’ai entendu les annonces, je m’attendais à retourner en télétravail pour ce deuxième confinement. Quelle n’a pas été ma surprise d’entendre mon patron me répondre qu’il n’en était pas question », témoigne Thibaut (1), salarié d’une PME du nord de la France, auprès de Libération. « Dans les reportages, je vois souvent des entreprises qui jouent le jeu en mettant en place des mesures importantes de télétravail, d’aménagement des postes. Ici, nous avons des masques mais rien de plus », observe, dépité, Paolo, qui travaille « en bureau d’études dans une grande entreprise de déploiement de réseau fibre optique ». Leurs employeurs, comme beaucoup d’autres, boudent les appels du gouvernement à recourir au travail à distance « cinq jours sur cinq » quand c’est possible, afin d’endiguer l’explosion des contaminations de Covid-19.

Le trafic sur les routes, dans les couloirs du métro parisien (arpenté lundi par 50 % des voyageurs habituels, contre 6% en mars) et les parkings d’entreprises remplis laissent penser que les consignes ne sont pas aussi respectées que lors du premier confinement. Les plus de 750 personnes qui ont répondu, en quarante-huit heures, à l’appel à témoignages lancé par Libé lundi l’ont confirmé. Une avalanche de messages a déferlé dans notre boîte mail. Administrations et services publics, banques, entreprises du BTP, de l’automobile ou des télécoms, petites ou grandes sociétés, commerces ou associations : à leur lecture monte l’impression vertigineuse qu’aucun secteur n’échappe au phénomène, partout en France.

L’étude analytique d’une centaine de courriels permet de mesurer que le télétravail, bien que pratiqué dans l’immense majorité des cas au printemps, est « devenu un sujet tabou » cet automne, totalement exclu par les employeurs de 50 % de nos répondants. Pour l’autre moitié, ils bénéficient du temps d’un, deux, voire - avec un peu de chance - trois jours de travail à distance. Parfois, le télétravail est réservé aux personnes justifiant d’une situation à risque. A d’autres endroits, les équipes sont divisées et viennent à tour de rôle.

« Quand c’est possible »
Beaucoup d’employeurs se retranchent derrière l’absence d’obligation légale. « Le cabinet s’appuie sur le flou du discours gouvernemental : le télétravail "n’est pas une option quand c’est possible". Le "quand c’est possible" rend le télétravail obligatoire non obligatoire », relève un manager dans un cabinet de conseil IT à Paris. Le ton est parfois plus abrupt. « Mon patron refuse catégoriquement le télétravail. Même un jour. Il n’est pas obligé, voilà son motif de refus », résume Sandra, responsable marketing dans « une PME qui vend à l’international ».

Les patrons récalcitrants s’appuient sur le fait que le protocole national pour les entreprises, publié par le ministère du Travail, ne fait pas mention d’une « obligation » inscrite noir sur blanc. Certains se croient à l’abri de toute sanction. Parmi les entreprises peu concernées par le télétravail généralisé, on retrouve de nombreux cabinets d’architecture ou des sociétés disposant de bureaux d’études. Pas un hasard : la ministre du Travail, Elisabeth Borne, les a citées comme pouvant aménager des temps de présence sur site. Ce qui est facilement interprété comme un droit à faire venir tout le monde au bureau. Ils sont pourtant nombreux dans ces entreprises à écrire à Libé que leur travail peut entièrement être réalisé à distance. « La ministre du Travail est loin de la réalité du terrain », raille un géomètre dans un bureau d’études.

Dans ces conditions, des entreprises considèrent que les mesures mises en place depuis le déconfinement suffisent à respecter cette obligation de protection de salariés. C’est le cas par exemple chez Thales. D’autres exemples sont arrivés dans la boîte mail de Libé. « Nous avons eu un message clair jeudi dernier, le lendemain du discours de M. Macron, de la part de ma direction à l’ensemble du personnel : "Notre entreprise doit continuer son activité. La priorité est la santé économique de l’entreprise" […]. Le message disait également que "les mesures mises en place dans l’entreprise sont suffisantes". Or, concrètement, à part les affichages et le port du masque que certains portent assez mal, rien n’est respecté, que ce soit les règles de distanciation ou les règles d’hygiène », déplore Alain.

Nombreux sont les témoignages qui rapportent le manque de confiance de la direction. « Le télétravail n’est pas du travail. Il y a trop de perte de productivité », a expliqué aux employés la direction d’une entreprise d’ingénierie située à Aix-en-Provence. Pourtant, « durant le premier confinement, l’ensemble des collaborateurs travaillaient à la maison et les retours que nous avions eus à l’époque montraient que cela s’était globalement bien passé », confie l’un des salariés. D’autres mettent l’accent sur l’aspect humain, en assurant que le travail sur site a été choisi « pour garder le lien », « éviter l’isolement » ou former telle ou telle personne. « A l’heure actuelle, mon employeur nous a imposé deux jours au bureau et trois jours en télétravail. Leur argument est qu’ainsi, cela ne cassera pas la "dynamique de travail" et qu’il est plus facile de faire les réunions de reporting commercial au bureau, réunions qui sont faites en visioconférence finalement, protocole oblige », explique Robin, technico-commercial dans une société située à Montpellier. Certains prétextes invoqués sont plus déroutants : des dirigeants arguent ainsi que le présentiel s’impose « par solidarité avec ceux qui ne peuvent pas télétravailler », pour « ne pas laisser les locaux vides » ou tout simplement parce que c’est « plus approprié » d’être au bureau.

« Chair à canon »

« Sachant que 80 %, voire 90 % de mon temps est consacré à travailler sur mon ordinateur - je me lève de mon siège pour aller aux toilettes ou déjeuner - je ne comprends pas pourquoi l’employeur ne respecte pas les directives gouvernementales », confie Marlène, assistante juridique dans un cabinet d’avocats. « Les entretiens d’embauche, eux, se font uniquement par vidéoconférence du fait que nous ne pouvons plus recevoir nos candidats », détaille un salarié en cabinet de recrutement. « Lors du premier confinement, nous sommes passés immédiatement en télétravail. Nous avons eu ordinateur et téléphone. Là, reconfinement, annonces gouvernementales, protocole… Mais pas de télétravail. Alors je demande, et voici la réponse : "Non, votre poste ne le permet pas." Mais pourtant, je fais le même boulot qu’en mars ! s’étonne Sandra, qui travaille pour une plateforme téléphonique. On se moque de nous. De la chair à canon, voilà ce que nous sommes. »

Une méthode est fréquemment employée par les employeurs pour contourner la consigne gouvernementale : la délivrance d’attestations de déplacement mensongères. Des dizaines de mails reçus le racontent. Julie, salariée d’un courtier grossiste : « Nos dirigeants nous fournissent une attestation indiquant que nos activités ne permettent pas le télétravail, alors même que nous avons signé un accord sur le télétravail lors du dernier confinement. » Nathan, qui travaille dans le sud de la France pour une entreprise de déploiement de la fibre optique, est à « 100 % sur ordinateur », faisant partie du bureau d’étude interne. Pourtant, comme la quasi-totalité des collègues de son open space, il lui a été donné une attestation « justifiant la présence en physique au bureau avec pour raison "intervention réseau télécom", ce qui n’est pas réellement notre travail étant donné que nous sommes en bureau d’études et non sur le terrain. » Il poursuit : « La raison qui nous a été donnée oralement est qu’il y a des formations de collaborateurs en cours ou à faire et qu’il faut donc être présent sur place. »

Parfois, les salariés sont entraînés dans les combines. « Mon directeur nous a forcés à écrire un mail disant que "notre appartement ne permet pas de travailler en télétravail de manière convenable", ce qui est totalement faux », affirme Joël, employé d’une société de parapharmacie située dans les Alpes-Maritimes. Nous avons vu l’échange de mails, avec une réponse particulièrement enthousiaste de la direction. Yves, employé d’un sous-traitant dans le secteur aéronautique, dont le travail ne requiert pas sa présence sur site : « On nous a fourni une attestation de déplacement professionnel vierge à l’exception de la mention "impossibilité de télétravail" et de la signature. A nous de remplir le reste. Je justifie donc mes déplacements à l’aide d’un document mentionnant de fausses informations, et j’espère que ça ne sera pas considéré comme un délit [d’usage de faux] si je me fais contrôler. »

« Bureaux individuels »
Les directions qui filoutent sont pourtant conscientes du risque sanitaire. Certaines préconisent ainsi des mesures de « prudence », surréalistes, à leurs collaborateurs. « En réunion d’équipe, des consignes sont données pour limiter au maximum la propagation du virus : pause-café assis à son poste, ne pas parler fort, ne pas rire… » dit Claude, qui travaille aux Chantiers de l’Atlantique. Employée d’un bureau d’études, Sarah rapporte la réponse trompeuse de son patron : « Le gouvernement impose le télétravail aux entreprises qui sont dans les grandes agglomérations pour éviter les transports en commun. Mais chez nous, tout le monde vient avec sa propre voiture, donc tout le monde peut venir travailler. »

Certains chefs d’entreprise assument parfaitement le non-respect du télétravail. Dans une vidéo publiée sur YouTube, qui nous a été transférée, Alban Boyé, directeur général de Trecobat, un constructeur de maisons individuelles, n’y va pas par quatre chemins : « Nous ne pratiquerons pas de télétravail. A ce stade, nous considérons que l’ensemble de nos collaborateurs sont protégés, souvent dans des bureaux individuels ou, en tout cas, avec des distanciations. » Un salarié d’une entreprise d’édition de logiciel en Savoie nous a transféré le courriel de son supérieur : « Je considère que nous avons un mode de travail beaucoup trop collaboratif pour que notre activité du moment ne soit pas fortement impactée par un télétravail généralisé. Or, nous ne pouvons pas nous le permettre. […] Nous ne pouvons pas prendre le risque de perdre des clients par des retards pris ou autre. »

Un « petit patron », responsable d’une association socioculturelle d’une cinquantaine de salariés, nous a écrit pour nous expliquer son choix et proposer « un autre point de vue ». Il ne souhaite pas apparaître nommément pour éviter d’avoir à se « justifier devant un inspecteur du travail et /ou de régler des amendes » : « L’expérience du premier confinement nous a décidés à fonctionner autrement », explique-t-il. Et de lister les arguments : « Des salariés nous demandent de venir travailler », « des salariés ont mal vécu l’isolement du travail à distance », « des managers intermédiaires ont été en difficulté sur le long terme pour animer les équipes »…

Le non-respect des demandes gouvernementales suscite une inquiétude quasi généralisée chez nos répondants. « Aujourd’hui c’est avec la boule au ventre que je suis partie travailler… C’est l’incompréhension, et j’ai le sentiment que mon employeur ne prend pas la mesure de cette crise sanitaire et met en danger ses agents », écrit Nina, qui travaille pour une municipalité près de Lyon. « Je suis choqué et je me sens en insécurité, ajoute Hervé, en Auvergne-Rhône-Alpes. J’ai la sensation d’être obligé d’aller travailler malgré ma volonté de lutter aussi contre cette épidémie. Je sais qu’il y aura des morts au bout de la chaîne. »

(1) Les prénoms ont été modifiés.