Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Pour la rentrée des classes, « des mesures ubuesques »

Mai 2020, par Info santé sécu social

Par Christian Lehmann, médecin et écrivain — 11 mai 2020
Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour « Libération », il tient la chronique quotidienne d’une société sous cloche à l’heure du coronavirus.

Pour la rentrée des classes, « des mesures ubuesques »
J’ai fait mon journaliste. J’ai demandé aux enfants des copains ce qu’ils pensaient de la rentrée des classes, s’ils avaient peur d’y retourner après plus de 55 jours d’interruption. Alix, 7 ans, a parfaitement résumé la situation : « Je veux voir mes copines. » Et Gabrielle, 10 ans, m’a dit : « J’en ai un peu marre de l’école à la maison, je pourrai parler à d’autres personnes que mes parents. Ce sera pénible de ne pas pouvoir se toucher mais déjà, parler un petit peu, c’est bien. »

Ce lundi, on ne sait pas vraiment si ce sera une école ou une halte-garderie. Le gouvernement, qui aime habituellement s’abriter derrière le paravent du conseil scientifique a, cette fois-ci, passé outre la recommandation de ne rouvrir qu’en septembre. La reprise économique est à ce prix. Au vu des effets psychologiques délétères d’une poursuite du confinement, cela aurait pu s’entendre. A condition que les directives absurdes envoyées aux personnels éducatifs ne constituent pas, en elles-mêmes, une maltraitance psychologique envers les plus petits, à qui sera imposé un désert affectif, et envers des enseignants interdits de tout contact.

Sibylle a 7 ans et tout compris : « Je sais que je ne pourrai pas toucher mes copines mais on pourra se voir, se parler et rigoler. Aujourd’hui, on peut pas. Mes parents veulent que je retourne à l’école. Ils n’ont pas beaucoup de temps pour s’occuper de moi parce qu’ils télétravaillent toute la journée. Au début, j’étais contente de regarder des dessins animés mais je commence à en avoir assez. » Ces enfants ont bien intégré qu’il leur faudra faire attention, comme Agnès, 5 ans : « On doit avoir une distance de sécurité. Comme on fait au poney quand on doit suivre celui qui marche devant. » Ou Roman, 9 ans, qui a déjà tout prévu : « Si chacun a un masque c’est super simple. Au lieu de faire des chats dans la cour, on fera des cache-cache derrière les arbres ou de l’espionnage. » Même les plus petits, comme Leo, 4 ans et demi, ont saisi les règles de distanciation sociale : « On sera timides. »

J’ai fait mon journaliste et j’ai vu que ces enfants avaient intégré ce que nos politiques n’ont pas compris. C’est Alice, 7 ans, qui le dit : « Le ministre [Jean-Michel Blanquer, ndlr] oublie beaucoup de choses. Les enfants ne se sont pas vus depuis longtemps à cause du Covid, ils vont vouloir se serrer dans les bras. Donc à moins de mettre des barrières dans la cour, je ne vois pas vraiment comment on pourrait faire. »

Faire reprendre les petits dans de telles conditions, leur imposer des conduites carcérales en interdisant aux professeurs de les toucher, pas même de les réconforter si l’un d’eux tombe et se blesse, c’est de la maltraitance, envers les enfants, envers les personnels.

Karl Olive, maire DVD de Poissy, a accueilli Emmanuel Macron et Jean-Michel Blanquer le 4 mai pour leur faire visiter une classe ouverte dès le début du confinement pour les enfants de soignants. Lorsque nous échangeons sur le sujet, il en convient : « On voulait leur montrer que c’est possible, qu’on s’était débrouillés pour le faire dans de bonnes conditions et sans risque. Mais là franchement, on vient de recevoir les 60 pages de protocole… Si on nous avait imposé ça au départ, jamais on n’aurait pu ouvrir. »

Parmi les mesures ubuesques qui s’empilent, l’une n’a pas encore beaucoup fait parler d’elle, mais écœure déjà les soignants. Dans un courrier adressé aux familles le 4 mai 2020, le rectorat de l’académie de Toulouse annonce que « les enfants des personnels soignants resteront donc sur les écoles spécifiquement dédiées à leur accueil afin de ne pas occasionner un brassage d’enfants qui ne serait pas en accord avec les conditions sanitaires requises » alors qu’ils devaient initialement réintégrer leur classe à compter du 11 mai. Dans un autre courrier envoyé aux familles, il est expliqué que « les enfants dont les parents ont une profession prioritaire ne pourront pas intégrer leur classe habituelle » et « ne pourront pas prendre leur récréation en commun ».

Lamia Kerdjana, anesthésiste réanimatrice et présidente de Jeunes Médecins Ile-de-France, s’en est émue dans une tribune : « Les enfants de soignants ont aussi payé leur tribut. Accueillis dans des écoles-garderies pendant toute la durée du confinement, sans enseignement sur ce temps d’école, devant rattraper avec leurs parents souvent épuisés le programme que les autres élèves faisaient au fil de l’eau ; enfants inquiets pour la santé de leurs parents qui ont été en première ligne, inquiets à propos des répercussions de ce "coco le virus" qui est partout et qui oblige leurs parents à s’éloigner d’eux pour prendre soin des autres. Comment leur expliquer qu’ils ne peuvent pas revoir leur maîtresse et leurs camarades parce que papa et maman travaillent au service des autres ? »

Stella, 39 ans, urgentiste à l’hôpital, maman de deux filles de 4 et 14 ans, utilise un langage moins châtié : « Traiter mes gosses comme des pestiférées lépreuses, ça me rend folle de rage. » L’Etat nous a envoyés au front sans protection, et continue à nier les risques qu’il nous a fait prendre. Il se permet désormais de parquer nos enfants, de les soumettre à une double peine. C’est incohérent et ignoble.

Incohérent sur le plan sanitaire, car ces enfants ne sont pas « à risque » plus que quiconque, d’autant qu’ils ont déjà intégré de leurs parents les mesures barrières depuis longtemps. Ignoble, enfin, parce que ces enfants vivent déjà pour beaucoup la souffrance de ne pouvoir faire un câlin à leur papa ou leur maman qui prend soin jour et nuit d’autres personnes qu’eux. Ces parents qui se forcent, une fois rentrés chez eux, à maintenir une distanciation pour protéger leur famille.

Isabelle est une ancienne institutrice de 73 ans. Ses propres enfants sont confrontés depuis le début du confinement au refus de certains de leurs collègues de prendre en charge les enfants de soignants : « Dans l’école que dirige mon fils, sur sept enseignants, il y a deux volontaires, lui et un adjoint. Les hussards noirs de la République sont devenus des embusqués… Tu ne peux pas savoir comme j’ai honte. L’éducation, c’est la fonction publique, un service au public, comme la santé. Ce n’est pas comme l’ironisent certains uniquement une forme de sécurité de l’emploi. Cela signifie que tu dois te sortir les doigts pour la population, même quand tout le monde reste planqué. Sinon ça n’a pas de sens. Je te passe la prose syndicale du Snuipp du 15 mars, incitant les personnels qui ne se sentiraient pas "psychologiquement" en mesure d’assurer l’accueil des enfants de soignants à rester chez eux, tout en jouant le couplet obligé sur la nécessaire solidarité : "Nous sommes tout à fait conscients de l’engagement énorme (comme toujours) des personnels de santé qu’il nous faut soutenir et dont nous devons être solidaires." Mais pas à n’importe quel prix. »

Les soignants sont allés au front, dans leur immense majorité. Les libéraux, les salariés du privé, les contractuels de l’hôpital public… Les soignants ne sont pas restés arc-boutés sur le fait qu’on leur demandait l’impossible… Ils y sont allés et ils ont soigné sans discrimination.

Depuis le début de cette « guerre » contre la double pandémie du Covid et de la stupidité, je suis inquiet des conséquences à long terme de cette période. Depuis des années, nous alertons sur la dégradation du système de santé dans une relative indifférence. Nous avons tenu. Certains d’entre nous voient revenir avec angoisse et dépit la tentative de reprise en main des gestionnaires du monde d’avant, tout heureux de réintégrer leur rôle d’évaluateurs-économistes sans contact avec le réel. Et beaucoup disent déjà que la suite se fera sans eux. Qu’ils ont tout donné, et sont au bout.

Il ne sert à rien de nous inonder de vibrants messages de soutien aux soignants si l’Etat se comporte ainsi avec nos enfants. Si « nous sommes votre fierté », vous êtes notre honte.

Christian Lehmann médecin et écrivain