Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Soignants et hôpital public : les leçons d’une crise virale

Mai 2020, par Info santé sécu social

TRIBUNE

Par Philippe Bizouarn, médecin anesthésiste-réanimateur, hôpital Laennec, Nantes, membre du Collectif inter hôpitaux — 19 mai 2020

Si tout redevient comme avant, le personnel soignant, lui, saura désobéir, ne plus noter, compter, classer. Il continuera à parler la langue du soin et de la sollicitude.

Les soignant·e·s soignent. Les Covid et les non Covid. Certains, sur le devant de la scène, recevront des primes et des médailles, pour leur engagement au combat. Certains y sont déjà tombés, bien avant cette crise sanitaire. Sans rien dire. Faire et se taire. Entre les murs de cet hôpital public : lieu d’accueil et de soin pour chacun de nos concitoyens, riches ou pauvres, de France et d’ailleurs ; lieu de recherche ; lieu d’enseignement de ces futur·e·s soignant·e·s désireux de s’engager dans le soin de cet autre qui nous appelle de sa plainte.

Les soignants savaient se taire. Ils savaient ne pas dire que ce patient attendait depuis des heures sur un brancard au milieu d’autres brancards où attendaient avec eux leurs concitoyens et frères et sœurs de souffrance et de larmes. Ils savaient ne pas dire que ce vieillard n’avait pas été lavé et qu’il puait, faute de gant de toilette. Ils savaient ne pas dire que ce patient ne récupérerait pas de sa paralysie après un accident vasculaire cérébral, parce qu’il n’avait pas pu être pris en charge au bon moment, au bon endroit, par manque de lits fermés à cause du manque de personnel. Ne pas dire et pourtant savoir qu’Hippocrate avait perdu ses habits et que nu, il n’avait pu se mettre au service du public des malades. Notre silence n’était pas ignorance du fait accompli : cette puanteur nous hante encore, ce handicap nous fait honte, encore.

Un droit de véto pour protéger l’hôpital ?
Puis, nous, soignants, responsables de nos actes, avons dit l’épreuve subie par ces patients maltraités mais pourtant encore bien traités, nous l’espérions toutes et tous. Nous avons lancé l’alerte, même si nos supérieurs hiérarchiques nous en empêchaient, sous prétexte d’un devoir de réserve qui ne porte pas le nom de cette soumission, de cette subordination, de cette obéissance, de ce consentement au pacte que nous avions pour le coup bien du mal à qualifier de républicain. Devions-nous continuer d’accepter l’inacceptable des compromissions, des docilités, que nous soupçonnions avec respect chez nos chers « administrants », soignants parfois, sacrifiés aux idéaux d’une bureaucratie jugée rationnelle parce qu’elle seule sait compter, mesurer, quantifier, classer, organiser, « manager » ?

Accueillis, soignés, souvent sauvés
Les nombreux appels, très médiatisés, les si nombreux livres, les si nombreux témoignages portant sur la dégradation des conditions de travail à l’intérieur de ces institutions si chères à nos concitoyens, nos combats, au sein de Collectifs de défense de l’hôpital dit public, n’ont pas permis d’obtenir de nos administrations de santé les moyens pour mener à bien nos missions hospitalières. Pourquoi ne pouvaient-elles admettre qu’il existait bien un risque de crise sanitaire, quand les soignants n’étaient pas embauchés ou quittaient le navire-hôpital, quand les lits ne s’ouvraient pas de toute urgence ?

La crise sanitaire est venue. Les patients contaminés se sont précipités aux portes de l’hôpital. Ils ont été accueillis malgré tout. Soignés, toujours, sauvés, souvent. Dans les régions les plus touchées, le manque de moyens a pu être comblé, en partie. Les soignants ont pu être écoutés, ont pu recevoir ce qui manquait, ont pu être épaulés par des collègues venus d’ailleurs, dans un élan de solidarité magnifique. Le matériel a pu être fourni, parfois inadapté. Notre capacité d’adaptation a été exemplaire. Les administrations, apeurées, se sont souvent jointes aux soignants pour faire face et recentrer ses activités sur le soin au plus grand nombre. Il faudra, certes, faire le point, après. Tout n’a pas été parfait, les collaborations n’ont pas toujours été à la hauteur de l’enjeu. Mais quelque chose semble avoir changé. Ces soignants existaient, masqués mais reconnus dans ce qu’ils avaient de meilleur : prendre soin de cet autre vulnérable, contaminé et contaminant.

Pourtant, d’autres patients, non infectés, atteints de maladie chronique, n’ont pu être traités, parce que tout le système était tourné vers la « gestion » de l’épidémie. Certains ont eu peur de venir à l’hôpital. Certains n’ont pas pu venir car les places étaient toutes occupées par des concitoyens contaminés. Ou les places, vides dans certains hôpitaux, n’attendaient que cette masse de patients Covid qui n’est parfois pas venue. Et nous comprenions toutes et tous, même si un sentiment de grand gâchis nous envahissait parfois, dans ces régions peu atteintes. Et nous redoutions de revoir ces patients délaissés encore plus abîmés. Et après ?

Les traces de la crise
La crise laissera des traces. Et notre attente, nous, soignants, est immense. Nous devrons revenir au temps de la paix des braves. Mais notre bravoure saluée n’est pas notre seule arme. Nous exigerons que les collaborations nouées ne disparaissent pas dans les limbes d’un passé héroïsé, mythifié, quand le quotidien reprendra le dessus : les tableaux Excel des gestionnaires dominants, les actes cotés « parce qu’il faut bien compter pour maintenir l’entreprise à flot ». La langue du chiffre nous menace déjà de ses mots incompréhensibles par le commun des soignants, parlant cette autre langue du soin et de la sollicitude.

Nous saurons alors, à nouveau, dire notre ahurissement à la surdité de nos administrations, crier notre colère si tout devient comme avant. Nous saurons désobéir, ne pas faire ce qu’on pourrait exiger de nous : noter, classer, compter, devant nos écrans comme autant de murs entre nous et les patients. Nous ne « préférions ne pas », pour paraphraser Bartleby d’Herman Melville, ne pas faire ce que nos décideurs du monde d’avant nous enjoignaient de faire, pour mieux faire ce que nous savons : être près du patient, l’accompagner, le soigner humainement, lui poser sur le front ce gant de toilette, ne plus le faire attendre dans ce couloir des urgences, l’accueillir dans le service spécialisé qu’il lui faut, marcher, lentement, auprès de lui, car nous en avons le temps, avec nos collègues en nombre, enfin, suffisant. En bref, refaire notre travail que nous avons appris, au sein de cet hôpital public riche de ses spécificités et de ses acteurs qui font « tourner » la machine au service de toutes et de tous.

Rêvons, éveillés, attentifs, combattants, sans peur de dire ce qu’il ne fallait pas dire, avant. Nous ne voulons pas de médailles, car le Roi est nu.

Philippe Bizouarn médecin anesthésiste-réanimateur, hôpital Laennec, Nantes, membre du Collectif inter hôpitaux