Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Vaccin : une bonne dose de confusion

Janvier 2021, par Info santé sécu social

Par Nathalie Raulin — 22 janvier 2021

Si la protection des plus de 75 ans en Ehpad semble être toujours la priorité, les ordres et contre-ordres du gouvernement depuis début janvier rendent la campagne de vaccination de plus en plus floue. Des responsables hospitaliers s’impatientent.

Parole d’hospitaliers, la campagne de vaccination tourne au « gros bordel ». « On ne sait plus qui est prioritaire sur qui, qui ne l’est pas ni pourquoi ! s’emporte le professeur Gilles Pialoux, infectiologue à l’hôpital Tenon. On nous a d’abord dit que c’étaient les plus de 75 ans en Ehpad, mais rien ne s’est passé. Début janvier on nous annonce que les soignants le sont, et puis plus vraiment. Nos malades cancéreux, dialysés ou transplantés le deviennent. Mais pas ceux atteints de drépanocytoses ou de VIH, pourtant tout aussi immunodéprimés. Pourquoi ? On passe notre temps en réunion de crise ou à essayer d’expliquer à nos patients des décisions incompréhensibles. La confusion est totale. » C’est que depuis début janvier, le gouvernement s’est converti à la navigation au jugé.

De la stratégie de déploiement en millefeuille actée par le Premier ministre début décembre sur la base des recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS), il ne reste plus rien. Les doses étant comptées, décision avait été prise de les injecter en tout premier lieu aux personnes les plus mortellement exposées, soit le petit million de résidents de plus de 75 ans en Ehpad et leurs soignants atteints de comorbidité. La feuille de route savante s’est fracassée sur le mur du réel. « Dès le 31 décembre, on s’est fait démantibuler, se souvient un haut fonctionnaire du ministère de la Santé. La pression était tellement forte et le déploiement vaccinal si lent en comparaison des pays voisins, que c’était intenable. L’exécutif a décidé qu’il valait mieux se faire taper sur un risque de pénurie que sur des doses non utilisées. Le problème c’est qu’il est difficile pour le politique de trancher entre les cibles prioritaires. Du coup, on a ouvert à tout va. »

Embardées brutales
Conséquence : lundi, alors qu’à peine 2 millions de doses étaient livrées, 9 millions de personnes pouvaient déjà se prévaloir d’une « priorité » vaccinale… Dans le même temps, de l’aveu même du ministère de la Santé, les plus de 75 ans en Ehpad représentaient alors moins du quart (109 152 exactement) des 480 000 personnes alors vaccinées. « Protéger les Ehpad reste une priorité, corrige une conseillère de l’exécutif. Nous avons mis de côté les doses nécessaires pour accompagner la montée en puissance de la vaccination en Ehpad sur les deux dernières semaines de janvier. » Reste que les embardées brutales, les ordres et contre-ordres incessants, les hospitaliers n’en peuvent plus.

« Des gens très intelligents pondent des recommandations ou prennent des décisions sans se préoccuper de savoir si elles sont applicables, peste le professeur Xavier Lescure, infectiologue à Bichat. Non seulement on ne réagit que face au mur, mais on change de braquet toutes les cinq minutes. C’est assez lassant. Au départ, les gens font ce qu’ils peuvent, et après, ils font ce qu’ils veulent. Cette façon de procéder ouvre la porte à une hétérogénéité de prise en charge terrible. »

D’emblée, pourtant, nombre d’acteurs de la filière santé avaient flairé la maldonne. « La priorité donnée par la HAS aux plus de 75 ans en Ehpad nous a pris au dépourvu, se souvient-on à la Fédération hospitalière de France. Pour nous, il allait de soi que les soignants allaient être prioritaires, comme l’avait préconisé dès juillet le Conseil scientifique. C’est d’ailleurs dans cette perspective, pour faciliter les choses, qu’il avait été décidé de positionner un supercongélateur dans une centaine d’établissements de santé pivots. »

L’étonnement est à son comble quand le gouvernement colle à la stratégie proposée. Et pour cause, elle invalide certains choix logistiques déjà dans les tuyaux. Exemple avec l’hôpital de Saint-Lô : désigné établissement pivot pour la Manche, et équipé à ce titre d’un supercongélateur, son vivier de personnes âgées à vacciner ne dépasse pas 350… Pour tous, il devient évident que le politique, soucieux de ménager des Français pas toujours acquis aux vaccins, se satisfait d’un démarrage très lent de la campagne : « Entre Noël et jour de l’an, il était impossible pour le personnel des Ehpad d’organiser les visites des familles, les réunions d’information vaccin et le recueil des consentements ! témoigne un directeur d’agence régionale de santé (ARS). Cela repoussait mécaniquement à mi-janvier le début des opérations. »

Le changement de pied est brutal. Convoqués en visioconférence par le ministre de la Santé le 3 janvier, les directeurs d’établissement de santé sont priés d’orchestrer en urgence le début de la vaccination des soignants de plus de 50 ans, ou atteints de comorbidité, désignés, à la volée avec plusieurs semaines d’avance sur le calendrier initial, public cible de la vaccination. Le message est limpide : pour sortir la campagne de l’ornière, il s’agit de faire du chiffre.

« Tension forte »
Partout, l’hôpital se mobilise. Le nombre de vaccinés grimpe en flèche. Mercredi, à Nancy comme à Saint-Lô, tous les hospitaliers qui le souhaitaient avaient reçu leur première injection de Pfizer. En Ile-de-France, ils sont alors déjà 70 000. Menée tambour battant, l’affaire s’affranchit parfois de contraintes mal comprises. « Notre objectif c’était de vacciner, concède le directeur du CHRU de Nancy, Bernard Dupont. On a respecté autant que possible le critère de l’âge. Mais c’est vrai que certains soignants, notamment ceux qui travaillent dans les services infectieux, sont passés par le trou de la serrure. On est en tension forte sur nos personnels, il est très important de les protéger. C’est un sujet. »

Dans nombre d’hôpitaux d’Ile-de-France, le trou de serrure, à savoir l’attribution libre de la dose surnuméraire découverte dans les flacons Pfizer, prend des proportions de gratte-ciel. A l’hôpital Paul-Brousse (Villejuif), la proportion de soignants de moins de 50 ans vaccinés frise les 63 %. « Ça fait beaucoup de personnes avec comorbidité », sourit un chef de service hospitalier, qui admet avoir vacciné sans hésiter les soignants qui le souhaitaient, quel que soit leur âge. « Il n’y a pas lieu d’être dans les clous quand les clous sont hors de la réalité, et encore moins de perdre des doses ! » justifie de son côté le professeur Pialoux, ardent partisan d’une ouverture sans restriction de la vaccination aux soignants, désormais recommandée par l’Union européenne.

Mais alors que la découverte du variant anglais sur le territoire commence à inquiéter l’opinion, le ministère change de nouveau sans préavis son fusil d’épaule. Sous pression des élus locaux, décision est prise d’ouvrir l’accès au vaccin aux plus de 75 ans hors Ehpad. Encore faut-il pouvoir les approvisionner en sérum. Le 13 janvier, l’ARS Normandie l’écrit à ses affiliés : « La vaccination (primo injection) dans leur établissement des professionnels de santé n’est plus possible à compter du 18 janvier. »

En Ile-de-France, l’administration parle plus prudemment d’une « redistribution des stocks » vers les centres de vaccination de ville. Chez les soignants franciliens, l’émoi est à son comble. Rien qu’à l’AP-HP, ils sont encore 11 000 à pouvoir prétendre au vaccin… Face à la gronde, l’ARS Ile-de-France lâche du lest de sorte à ce que les rendez-vous déjà pris sur la semaine du 18 puissent être honorés. Mais une nouvelle décision gouvernementale contrecarre ses efforts : sur proposition du Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale présidé par le professeur Alain Fischer, quelque 800 000 patients immunodéficients, régulièrement suivis par les hôpitaux, deviennent à leur tour éligibles au vaccin « en très haute priorité », sur prescription médicale. « Pour certains services, c’est la moitié de leur file active de patients ! » pointe un hospitalier. L’annonce par Pfizer d’une baisse de livraison amenuise encore la marge de manœuvre.

« Pas super armés »

Bilan : pour satisfaire aux demandes cumulées de leurs patients et de leurs soignants, les 39 hôpitaux de l’AP-HP ne disposent plus que de 10 000 doses de sérum par semaine, sur les deux prochaines semaines… « Avec le variant, l’épidémie risque d’accélérer et nous, on n’est pas super armés pour aller très vite, se désespère un coordinateur de crise de l’AP-HP. On peut même dire qu’on n’avance pas ! »

Un peu quand même, puisque la campagne bat désormais son plein : jeudi soir, 823 000 personnes avaient reçu leur première injection vaccinale, selon la Direction générale de la santé. Au même moment, le ministre de la Santé, Olivier Véran, assurait sur TF1 « être en mesure » de vacciner 70 millions de personnes d’ici à la fin août (lire ci-contre). A condition que tous les vaccins commandés (Pfizer, Moderna, AstraZeneca) arrivent. Et que l’intendance continue de suivre.

Nathalie Raulin