L’hôpital

Liberation.fr : Après le Covid, l’effondrement de notre système de santé

Janvier 2023, par infosecusanté

Liberation.fr : Après le Covid, l’effondrement de notre système de santé

Christian Lehmann est médecin et écrivain. Pour « Libération », il tient la chronique régulière d’un pays traversé par le coronavirus. Aujourd’hui, il fait un détour par l’Eure-et-Loir, symbole du délabrement des conditions de travail des médecins accéléré par l’épidémie.

Alors que la pandémie entame sa quatrième année, il est impossible de la dissocier aujourd’hui de ses effets sur le système de santé, dont elle a accéléré l’effondrement. Depuis des décennies, l’hôpital vacillait sous les coupes budgétaires, les réformes successives visant à améliorer le rendement au détriment de la prise en charge des malades. Depuis des décennies, la médecine de ville faisait les frais d’une pression économique grandissante de l’assurance maladie et du relatif désintérêt des forces progressistes : le médecin de ville, « libéral », étant considéré comme, au mieux, un parasite du corps social « payé par la Sécu », au pire un ennemi de classe. La médecine générale s’est ainsi effondrée dans l’indifférence générale, croulant sous le poids des charges administratives et le mépris des tutelles.

Mars 2020 a constitué un moment charnière, quand les agences régionales de santé, le ministère de la Santé et les caisses d’assurance maladie, toujours en première ligne pour reprocher aux généralistes leur individualisme et leur absence de coordination, se sont retrouvées tétanisées et impuissantes alors que, comme à l’hôpital, les soutiers de la médecine prenaient la main et faisaient face à la pandémie, malgré l’absence d’équipements de protection. Et comme à l’hôpital, cette accalmie, saupoudrée d’applaudissements, n’a duré qu’un temps.

Fragilisation grandissante
La pandémie s’est accompagnée en ville d’un bon nombre de déplaquages, des médecins âgés, présentant des comorbidités, qui avaient jusque-là poursuivi une activité partielle ont décidé d’arrêter les frais, parfois à l’injonction de leur famille, après s’être retrouvés en première ligne face à une maladie mortelle. D’autres, plus jeunes, ont très mal supporté le retour à la situation antérieure, la reprise de contrôles chronophages de leur activité et la suspicion renouvelée des tutelles. Il y va d’un effondrement comme d’une avalanche : chaque départ, chaque déplaquage, entraîne une fragilisation grandissante du système tout entier, jusqu’à la catastrophe. Nous y sommes. Et au lieu de porter secours à ceux, de moins en moins nombreux, qui tiennent encore le système à bout de bras, l’Etat et son bras armé, les ARS, les préfets, appliquent la fameuse doctrine des Shadoks : « Pour qu’il y ait le moins de mécontents possibles, il faut toujours taper sur les mêmes. »

L’Eure-et-Loir est un département sinistré, dans lequel un tiers des habitants n’ont plus de médecin traitant ou d’accès aux soins. La permanence des soins ambulatoires, en dehors des heures d’ouverture des cabinets médicaux (soit de 20 heures à minuit, le samedi de 14 heures à minuit, et le dimanche de 8 heures à minuit), est effectuée par des médecins volontaires, sous la responsabilité du conseil départemental de l’Ordre des médecins. Ici, comme sur tout le territoire, des médecins assurent cette permanence sans repos compensateur, entre deux journées de travail. La situation, tendue depuis des années, s’est aggravée dans un contexte de violences répétées envers les médecins, et entre les patients. « Depuis des années, nous avons alerté les tutelles, les ARS, la CPAM, le directoire du centre hospitalier ainsi que les élus », explique Julien Cottet, 38 ans, spécialiste en allergologie et président du conseil de l’Ordre départemental.

« Equipe formidable mais épuisée »
« A Chartres, la maison médicale de garde est située dans l’enceinte de l’hôpital Louis-Pasteur de la commune du Coudray et des médecins, parfois en pleurs, m’ont alerté de la situation d’insécurité dans laquelle ils et elles travaillent : agressions verbales et physiques, salle d’attente transformée en théâtre d’affrontements entre patients qui ne supportent pas l’attente, demandes totalement illégitimes de certificats ou de patients n’ayant pas cherché à joindre leur médecin traitant, dépeint Julien Cottet. Pas de médecine de qualité, pas de possibilité de prendre en charge correctement les soins non programmés, les petites urgences du quotidien et un exercice rendu dangereux par la charge de travail. Les médecins enchaînent patient sur patient et n’arrivent pas à voir tout le monde, d’où des pugilats et des menaces, des femmes médecins obligées de se faire raccompagner à leur voiture.

« Nous n’avons jamais eu de réponse des tutelles et, cette semaine, les généralistes volontaires ont jeté l’éponge, se désespère le médecin. Une grande clinique privée de la région, l’Hôpital privé d’Eure-et-Loir, appartenant au groupe Elsan, a fermé son accueil des urgences du jour au lendemain, sans préavis. J’ai rencontré les confrères de ces urgences, c’est une équipe formidable et dévouée mais épuisée, qui se retrouve dans une situation professionnelle épouvantable. Les 130 urgences gérées quotidiennement dans cette structure se sont en grande partie déportées sur la maison de garde, aggravant encore le chaos et la précarité. Mes consœurs ont fait valoir leur droit de retrait : impossible de travailler sereinement dans ces conditions, sans faire courir aux patients des risques disproportionnés. Je les ai soutenues et ai immédiatement prévenu les instances que ce droit de retrait serait effectif à partir du vendredi 30 décembre au soir, en proposant une rencontre au plus vite pour tenter de trouver une solution. Personne ne m’a répondu. Aucune instance de tutelle, aucun des élus contactés, député ou sénateur, pourtant censés représenter les citoyens, ne m’a même contacté. La réponse de la préfète a été d’envoyer la gendarmerie et la police nationale réquisitionner les médecins, soit à leur domicile, soit à leur cabinet médical, devant les patients et les internes et stagiaires en formation, avec la menace d’une amende de 3 750 euros en cas de refus. Depuis, le bras de fer n’a pas avancé d’un pouce. Personne n’a pris en compte les revendications des médecins. Quand une clinique ferme son accueil d’urgences sans préavis, l’Etat ne réagit pas. Mais quand des généralistes préviennent qu’elles vont faire valoir leur droit de retrait, la préfète envoie la force publique. On s’affronte par média interposé, la préfète expliquant qu’elle ferait passer un maître-chien toutes les trente minutes pour sécuriser la maison médicale de garde, et se félicitant que la réquisition ait été efficace, ce qui est totalement faux parce que la consœur réquisitionnée a confirmé son droit de retrait. »

« Personne ne nous écoute »
Anne-Sophie Gilmardais, généraliste, 34 ans, a refusé d’effectuer sa réquisition : « Je suis installée depuis deux ans et la situation, déjà critique, est devenue incontrôlable. Personne ne nous écoute. Mon remplaçant était présent quand les forces de l’ordre sont venues me réquisitionner. On nous incite à devenir maître de stage, à mettre le pied à l’étrier aux jeunes étudiants, à leur montrer les joies du métier. C’est tout le discours du ministère sur la quatrième année obligatoire d’internat en médecine générale, pendant laquelle les internes sont censés se former et découvrir au contact de leurs aînés la richesse de l’exercice de la médecine générale en milieu désertifié ! Et bien l’effet est garanti, je vous assure. Mon interne m’a dit : “Tu sais, je te remplaçais pour te rendre service et parce que j’aime bien le cabinet, mais pas question que je m’installe en Eure-et-Loir. Si c’est ça la réponse de l’Etat à notre détresse, ce sera sans moi.” »

« Les tutelles et les pouvoirs publics ne se rendent absolument pas compte de ce qui se passe, reprend Julien Cottet. Ils pensent que la schlague a marché et qu’elle continuera à marcher, mais c’est fini. Non seulement les médecins réquisitionnés n’obtempèrent pas, parce que le droit du travail existe encore dans ce pays, mais tout ce qu’ils vont réussir, c’est aggraver la situation. De nombreux jeunes médecins vont tout simplement déplaquer, quitter la médecine générale. Personne ne se rend compte de ce qui se passe. J’en ai assez qu’on se gargarise avec la fin du numerus clausus. Ça ne veut rien dire, d’autant que les universités n’ont pas la capacité de former plus de médecins chaque année. 4 500 jeunes médecins ont eu leur diplôme de médecin généraliste chaque année depuis dix ans. 45 000 jeunes diplômés au total. Et ils sont où ? Vous les voyez où ? A force de rendre ce métier invivable, on les a poussés à partir ailleurs. En salariat comme médecin coordinateur dans une maison de retraite, ou en service de soins de suite, ou médecin-conseil à la Sécu. On est en face de l’effondrement, et tout ce que fait l’Etat, c’est accélérer, comme à l’hôpital, la grande démission. »