L’hôpital

Liberation.fr : « C’est monstrueux, on a sombré »

Août 2022, par infosecusanté

Liberation.fr : « C’est monstrueux, on a sombré »

Un urgentiste témoigne après la mort d’une octogénaire laissée dans un couloir d’hôpital du Grand-Est

Enfreignant la consigne de silence de sa hiérarchie, un praticien raconte à « Libération » un drame survenu dans son hôpital. D’après son récit, une octogénaire souffrant d’une atteinte rénale sévère est décédée, mercredi, après plus de sept heures d’attente.

publié le 29 août 2022

Ses mots se bousculent entre colère et désarroi. Ludovic (1) est urgentiste hospitalier. Vingt-trois ans qu’il exerce ce métier, « le plus beau du monde », quoique depuis mercredi, il ne sait plus vraiment : « On n’a même plus les moyens de l’humanité. C’est monstrueux. On a sombré. Ce n’est plus possible. » Quand il a découvert jeudi dans Libération que le vice-président du Samu-Urgences de France, Louis Soulat, estimait tout comme peu avant lui le ministre de la Santé, François Braun, que les urgences hospitalières avaient cet été « limité la casse », Ludovic n’y a plus tenu. Enfreignant les consignes de silence de sa hiérarchie et de la tutelle administrative, il a décidé de lever le voile, sous couvert d’anonymat du lieu et des protagonistes, sur les conditions d’un décès survenu mercredi aux urgences d’un hôpital de proximité en région Grand-Est. Un drame inopiné, mais qui bouscule l’éthique de soignants, confrontés au quotidien à la dégradation de leurs conditions d’exercice et d’accueil des patients.

Quand l’ambulance dépose Madeleine (1), 82 ans, à la porte des urgences en cette fin de matinée, Ludovic la prend immédiatement en charge. L’octogénaire est visiblement mal en point. Elle se dit épuisée comme jamais, se plaint d’insupportables douleurs abdominales. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a appelé le 15 malgré son inquiétude de laisser son mari handicapé seul à la maison. Après avoir vérifié ses anciens bilans, et pris ses constantes, le médecin lui fait passer un scanner. Le résultat tombe, préoccupant. Sévèrement atteint, le rein gauche est à l’arrêt. La vieille dame « chauffe », l’infection ayant déclenché une forte fièvre. Son pronostic vital n’est pas engagé, mais une dialyse s’impose. Il faut l’hospitaliser au plus vite. D’autant que les urgentistes ne peuvent plus grand-chose pour elle. Son allergie à l’amoxicilline empêche de la mettre sous antibiotiques. Et une hydratation intensive est déconseillée en cas d’atteinte rénale. Pour tout traitement, Madeleine reçoit un Doliprane.

« Il n’y a de la place nulle part »
Ludovic se met ipso facto en quête d’un établissement susceptible de la prendre en charge. Son hôpital ne dispose pas des compétences requises. Saturé, le plus gros centre hospitalier du département lui oppose une fin de non-recevoir. Au bout d’une demi-heure d’appel téléphonique pressant, un CHU accepte le transfert. Mais il est à une heure et demie de route et aucune ambulance agréée n’est disponible dans l’immédiat. La vieille dame va devoir attendre.

Ce sera sur une chaise dans le couloir des urgences. « Il n’y avait pas d’autre solution, raconte Ludovic. Le peu de brancards en état de fonctionnement qu’on a étaient tous occupés. Le minimum compassionnel aurait voulu qu’on lui trouve un lit dans les étages pour qu’elle puisse s’allonger. Mais il n’y a de la place nulle part. »

Les deux médecins sur le pont n’ont pas de temps pour les sentiments. En ce début d’après-midi, c’est l’affluence des grands jours dans la salle d’attente des urgences, non filtrées par le 15. « Normalement, on bloque à 50 passages. Ce mercredi-là on est monté à 90. » Or, il ne reste bientôt plus qu’un urgentiste pour gérer ce flot : appelé en intervention Smur pour une overdose, Ludovic s’absente cinq heures de rang. A son retour, il file rédiger son rapport, sans remarquer que Madeleine est toujours assise dans le couloir des urgences. En son absence, l’octogénaire a bien tenté d’attirer l’attention, se plaignant d’avoir mal aux fesses, s’inquiétant de l’heure de son retour auprès de son mari. Mais ne pouvant ni la renseigner ni l’installer plus confortablement, les soignantes, sursollicitées, s’étaient contentées de l’inviter à la patience.

Rancune palpable
« Besoin d’aide ! » Au cri de l’infirmière, les deux urgentistes se précipitent. Après sept heures et quarante minutes d’attente sur sa chaise, Madeleine s’est effondrée. Son cœur a lâché. « On l’a transportée immédiatement au déchocage. On l’a intubée, ventilée, massée. Pendant vingt minutes, on a essayé de la ranimer. On a tout fait. Rien ne s’est passé. » L’ambulance qu’attendait Madeleine se présentera trois heures après le constat de décès.

Alertée, la direction de l’hôpital réunit aussitôt l’équipe. La consigne est claire, confirmée par l’agence régionale de santé : l’affaire ne doit pas être ébruitée. « Tout sera fait pour que cela ne se reproduise pas », s’engage la direction. Craignant de possibles sanctions, les soignants, « écœurés », se résignent. Mais leur rancune est palpable. « On manque de tout et c’est nous qui trinquons, dénonce Ludovic. Durant les deux ans de Covid, on a été rappelés tout le temps sur nos heures de repos. On est rincés, à fleur de peau, sur le fil du rasoir. Ce qui s’est passé, c’est la goutte d’eau de trop. Ce n’est pas possible de traiter les gens comme cela. On n’a pas le droit. On ne fait pas ce métier pour cela. Or, c’est ce qu’on vit tous les jours. Et c’est de pire en pire. Pour septembre, on n’arrive même pas à faire les plannings. C’est catastrophique. » Depuis mercredi, deux de ses collègues se sont mis en arrêt. Ludovic s’apprête à enchaîner soixante heures de garde d’affilée. Il dit vouloir se reconvertir.

(1) Les prénoms ont été modifiés.