Organisation du systéme de santé

Liberation.fr : Des cabinets de médecins généralistes expérimentent un autre mode de rémunération pour améliorer leur pratique

Janvier 2023, par infosecusanté

Liberation.fr : Des cabinets de médecins généralistes expérimentent un autre mode de rémunération pour améliorer leur pratique

Le groupe Ipso santé a lancé un nouveau programme en 2019 pour renforcer le suivi de ses patients, notamment les plus fragiles, et améliorer la prévention. Il s’appuie sur une rémunération via un forfait fixe mensuel par patient.

par Apolline Le Romanser

publié le 16/01/2023

Pénurie de médecins, déserts médicaux, cabinets débordés, praticiens démissionnaires… Le système de soins français suffoque, et celui de la médecine générale n’y fait pas exception. Le mouvement de grève des médecins libéraux, issu d’un collectif venu « de la base », témoigne du profond mal-être de la profession. Et derrière, les patients en pâtissent : 11 % de la population n’avait pas de médecin traitant en 2022, selon un rapport du Sénat. Face à cette situation peu tenable, certains acteurs essaient d’innover pour apporter des solutions. Ipso santé, groupe d’intérêt économique (GIE) qui chapeaute des cabinets de médecine générale à Paris, en fait partie. Il expérimente depuis 2019 un nouveau programme, nommé « médecin traitant renforcé ». Objectif : améliorer le suivi des patients, en particulier les plus fragiles, renforcer la prévention et la relation soignants soignés.

Questionnaire pour les patients
Cette expérimentation n’est pas la première d’Ipso santé. Le groupe a été créé en 2012 par des soignants et entrepreneurs, qui entendaient « repenser la médecine de proximité ». Depuis, quatre cabinets se sont implantés dans la capitale – deux autres devraient ouvrir prochainement à Lyon et Versailles. Chacun s’appuie sur une équipe pluridisciplinaire formée de médecins généralistes, sages-femmes, infirmiers, assistants médicaux, coordinateurs sociaux… Leur organisation doit permettre la coopération entre professionnels, décharger les médecins de tout ce qui ne relève pas de leur activité médicale. Et garantir l’accès aux soins, avec des horaires étendus et des consultations sans dépassements d’honoraires. Ipso a aussi fait de l’innovation une grande part de son identité – une équipe entière est dédiée à la recherche et développement.

Avec le programme « médecin traitant renforcé », le praticien – avec l’appui des autres professionnels du cabinet – élabore un plan d’accompagnement du patient sur plusieurs années. Un questionnaire est adressé à chaque nouveau patient pour aborder et prendre en compte ses éventuelles fragilités sociales, psychologiques dès son premier rendez-vous. Mais ce programme innove surtout par son mode de rémunération : les médecins ne sont pas payés à l’acte, par consultation, mais par capitation. C’est-à-dire selon un forfait mensuel fixe par patient. « Il est calculé par l’Assurance maladie, précise le cofondateur d’Ipso, Benjamin Mousnier-Lompré. Il y a d’abord un forfait “socle”, établi en fonction de la consommation de soins moyenne de la population française. Ensuite, on ajoute des “briques” selon les facteurs de risques du patient concerné : une personne âgée, un jeune enfant, une personne souffrant d’une maladie chronique ou d’un handicap demande plus de temps, donc le tarif augmente. » Ce forfait, intégralement remboursé, inclut les soins quotidiens. Mais il ne comprend pas les actes techniques, comme les sutures ou les poses de stérilet, qui continuent d’être facturés « à l’acte ».

L’explication peut sembler abstraite, mais ses effets sont très concrets. La docteure Laurene Bernard, qui exerce depuis deux ans au cabinet de l’Ourcq (XIXe arrondissement), l’assure en tout cas. « Suivre des patients, surtout quand ils sont plus fragiles, prend du temps pendant et en dehors des consultations. Il faut être à l’écoute, passer des appels, envoyer des mails… Par exemple, je suis des personnes âgées en Ehpad : je ne les vois pas toutes les semaines, mais j’appelle régulièrement des spécialistes pour coordonner leurs soins. Cette rémunération par forfait permet de valoriser financièrement tout ce temps passé sur le suivi d’un patient. »

Compenser les limites du paiement à l’acte
Car le paiement à l’acte, qui représente une grande partie de la rémunération de la majorité des médecins libéraux, présente de sérieuses limites. « Ce mode de financement a l’avantage d’inciter les médecins à faire beaucoup de soins, parce que c’est rentable pour eux, précise Nicolas Da Silva, économiste de la santé. Le problème c’est que, pour le dire vite, leur activité professionnelle est logiquement tournée vers ce qui est rémunérateur. » Un modèle fondé uniquement sur le paiement à l’acte ne prend pas en compte le temps supplémentaire que nécessite le suivi d’une personne atteinte de maladie chronique, ni celui pris pour faire de la prévention, ou coordonner des soins avec d’autres soignants. En clair, il n’incite pas – économiquement parlant – les médecins à prendre en charge des patients plus fragiles.

Pour pallier cette faille, l’Assurance maladie a mis en place des forfaits annuels afin de valoriser des « objectifs de santé publique », mais ils sont imparfaits. La rémunération par capitation, elle, a cet intérêt de « ne pas inciter les médecins à multiplier le nombre d’actes, poursuit le chercheur à l’université Paris-XII. Les médecins peuvent décider de prendre plus de temps avec leurs patients. Le risque est aussi qu’ils soient moins productifs. »

« C’est la médecine qui fait sens pour moi »
L’expérimentation d’Ipso santé doit courir jusqu’en début d’année 2025 ; le groupe arrive donc à mi-chemin. Et les équipes se montrent enthousiastes. « Au début, j’avoue que c’était compliqué, reconnaît Laurene Bernard. J’avais du mal avec les logiciels, des craintes sur la rémunération… Mais aujourd’hui j’en suis très satisfaite, c’est la médecine que je prône, qui fait sens pour moi. » Elle soutient que les patients suivis dans ce programme reviennent moins souvent, mais leurs consultations laissent plus de place à la discussion et à la pédagogie. « En faisant plus de prévention avec mes patients, j’arrive mieux à anticiper et éviter des problèmes plus graves. C’est le cas, par exemple, pour l’anxiété au travail : si on la dépiste à temps, on empêche les patients de perdre totalement confiance en eux et de craquer. »

Le modèle d’Ipso santé est tout de même fragilisé par la dégradation de l’offre de soins : le groupe n’échappe pas à l’afflux des patients auxquels les soignants font face – en raison, notamment, du manque de praticiens. Même s’ils assurent réserver des créneaux d’urgence et conserver des délais « tout à fait acceptables », en particulier pour les patients du programme, une partie des cabinets sature. Si bien qu’ils n’acceptent que très peu de nouveaux patients.

L’Etat cherche de nouveaux modèles
L’expérimentation d’Ipso santé n’a pas été construite uniquement par le groupe : elle a été élaborée en collaboration avec l’Assurance maladie. Elle s’inscrit dans l’article 51 de la loi de Finances de sécurité sociale (LFSS) 2018, qui doit permettre et encourager de « nouvelles organisations » et des « modes de financement inédits » du système de santé. En 2021, plus de 100 projets étaient autorisés, sur quasiment tout le territoire. Une preuve de la volonté de l’Assurance maladie de faire évoluer les systèmes de soins.

« Nous sommes persuadés qu’il faut rebâtir ce modèle économique, insiste Gérard Raymond, président de France Assos Santé. L’association représentante de patients ne fait pas partie des concertations sur les projets, mais les observe avec intérêt. Elle souhaite même un élargissement « équitable et homogène » de celles qui montreront de bons résultats. « Ce pays est le roi des expérimentations, ironise-t-il, mais elles entrent rarement dans le bien commun. Il faut que le régulateur s’en empare. On n’est pas dupes : convaincre l’ensemble des acteurs de la santé de se transformer sera le plus difficile. »

Et pour cause : l’Assurance maladie souhaite réformer et pluraliser les modes de rémunérations des médecins depuis de nombreuses années, « surtout depuis les années 90 », rappelle l’économiste Nicolas Da Silva. Mais elle se heurte aux réticences d’une partie des professionnels et peine à apporter des évolutions profondes.

« Tester des modèles de rémunération différents, favoriser la coordination entre professionnels est donc une excellente initiative de la part d’Ipso santé », reconnaît le chercheur. Mais il tient à rester prudent : « En tant qu’économiste, je suis attentif aux questions de rentabilité. On peut se demander quels sont les intérêts des fonds d’investissement qui financent ce groupe capitalistique. Et si, sur le temps long, ces cabinets vont toujours pouvoir tenir la promesse d’un accès aux soins pour tous. »