Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Liberation.fr : Passeport vaccinal : demain des apatrides sanitaires ?

Février 2021, par infosecusanté

Liberation.fr : Passeport vaccinal : demain des apatrides sanitaires ?

Emmanuel Hirsch

Le 21/02/2021

Eriger la vaccination comme un mérite qui permettrait de s’autoriser ce qui sera interdit à d’autres n’est pas acceptable, estime le professeur d’éthique médicale Emmanuel Hirsch.

Les débats relatifs à la discrimination vaccinale que favoriserait le « passeport vaccinal » seraient-ils l’indice d’une immunité morale acquise à défaut d’immunité biologique ? L’urgence de renouer avec « la liberté d’avant » justifierait-elle les renoncements que nous refusions jusqu’à présent ?

Je réprouve le moralisme vaccinal qui distinguerait les vaccinés de ceux qui ne le sont pas, ou qui ne peuvent pas l’être. Eriger la vaccination comme un mérite qui permettrait de s’autoriser ce qui sera interdit à d’autres, ne relève pas d’une évidence éthiquement acceptable sans en débattre. La concertation publique que lance le Conseil économique, social et environnemental à propos du passeport vaccinal, permettra de confronter nos points de vue, dès lors qu’y recourir engage nos valeurs communes, ne serait-ce qu’en termes d’équité.

Considéré comme un « laissez-passer », un droit de circulation, ce passeport a pour fonction symbolique de donner à penser que ses détenteurs sont plus dignes de confiance et de respectabilité que d’autres, dès lors qu’ils ont assumé leurs obligations vaccinales. Il leur conférerait la dignité une citoyenneté sanitaire internationale qui serait contestée à ceux qui ne l’obtiendraient pas.

Suspicions vers les non-vaccinés
Dans un contexte de défiance à l’égard des instances publiques et des expertises scientifiques, voilà que les suspicions seraient détournées vers ceux qui ne sont pas vaccinés, parmi lesquels nombre de personnes vulnérables (comme celles qui ont renoncé après des heures d’attente vaines ou des rebuffades, à tenter de s’inscrire pour accéder au vaccin). Comme si devait leur était imputée l’irresponsabilité ou la culpabilité d’avoir transgressé la règle.

La vaccination n’est pas obligatoire en France, y compris pour les professionnels de santé ou du médico-social. Devrait-elle l’être, sanctionnée par l’obtention d’un viatique sanitaire ou alors réprimandée par une forme de contention territoriale ? Les personnes qui ne sont pas vaccinées assument en responsabilité d’autres mesures de protection préconisées officiellement comme efficaces : à ce jour elles représentent près de 96 % de notre population ! N’aurions-nous donc pas à explorer d’autres voies recevables en termes de responsabilité morale, que celle de la norme vaccinale conditionnant nos libertés ? Le « nationalisme sanitaire », avec déjà la préemption de l’achat massif de vaccins sans souci d’équité par les pays qui peuvent le financer, ainsi que la fermeture de certaines frontières, était précurseur des dispositifs de régulation internationale de la crise dont l’une des prochaines étapes serait l’instauration du passeport vaccinal. Le 5 février, le directeur de l’OMS en Europe précisait que sur les 100 millions de doses de vaccins utilisés à ce jour dans le monde, 65 % l’avaient été dans des pays à revenu élevé.

Je n’oublie pas que dans les « années sida », certaines autorités avaient envisagé le marquage des personnes séropositives, et décidé de la présentation de tests de non-séropositivité aux frontières. C’est en termes de dignité et de respect des droits des personnes que nous avons refusé ces dispositifs, de même que l’enfermement des malades dans des sidatoriums.

Du fait du pourcentage des personnes vaccinées en Europe, il apparaît assez évident que l’usage de ce passeport vaccinal est pour le présent d’une applicabilité limitative. Peut-être s’agit-il aussi d’inciter les plus récalcitrants à la vaccination, et de les exposer à l’indignité de l’assignation à résidence qui demain, pour des raisons de sécurité sanitaire, pourrait prendre des formes encore davantage répressives.

Discrimination sécuritaire
Il serait plus opportun de mettre enfin en œuvre une politique de test et de traçage qui, tout en étant soucieuse des droits des personnes contaminées, impose leur confinement selon des règles proportionnées de limitations consenties et accompagnées de mesures appropriées.

Qu’en sera-t-il des droits de personnes considérées comme les apatrides de la communauté sanitaire internationale ? Le recours à cette discrimination sécuritaire peut être interprété non pas comme une concession mesurée à une contrainte nécessaire, mais comme un renoncement qui en déterminera bien d’autres. D’autres discriminations s’insinuent dans le discours public à l’égard des personnes âgées désormais contestées dans le privilège d’avoir bénéficié de manière abusive de notre sollicitude. Il leur est même préconisé de s’autoconfiner, au point de se demander si l’accès au passeport sanitaire intégrera d’autres critères comme l’âge ou les vulnérabilités de toute nature au virus.

Depuis la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, nous avons compris que l’exception pouvait prévaloir au nom de l’intérêt supérieur de la nation. Est-ce ainsi que l’on doit envisager cette mesure transnationale au regard d’enjeux économiques, comme ceux du tourisme et du transport aérien, qui n’ont pas pour autant à être négligés ? Se résoudre à considérer qu’en termes de vaccination l’intérêt supérieur est de favoriser la liberté de circulation sélective de ses premiers bénéficiaires, c’est n’avoir pas intégré la dimension planétaire d’une pandémie, nos interdépendances, nos responsabilités réciproques.

Ces disputations portant sur le passeport vaccinal pourraient être dotées d’une valeur et d’une signification conséquentes si elles contribuaient à nous permettre de franchir les frontières idéologiques, les logiques individualistes et plus encore de nous inciter à la prudence au regard de solutions et de justifications qui nous fragilisent plus qu’elles nous renforcent. Cette polémique circonstanciée nous détourne de manière dilatoire d’autres priorités. L’urgence et la décence consisteraient tout d’abord à renforcer une concertation internationale soucieuse de responsabilités partagées et de solidarités effectives dans un accès universel aux vaccins.

Emmanuel Hirsch vient de publier Une démocratie confinée. L’éthique quoi qu’il en coûte, éditions Erès, 337 pp. 15 euros