L’hôpital

Liberation.fr : Quand l’hôpital public dévore ses fidèles serviteurs

Juin 2022, par infosecusanté

Liberation.fr : Quand l’hôpital public dévore ses fidèles serviteurs

Tribune :
Thierry F. était professeur de médecine, un des grands généticiens français. Il est mort à l’hôpital où il travaillait, suite à une succession d’erreurs dans les soins administrés. Une tragédie personnelle et contemporaine pour sa famille.

par Olivier Frébourg, Editeur et écrivain

publié le 15 juin 2022

L’effondrement de l’hôpital public ne concerne pas seulement les urgences. L’incendie touche tous les services de médecine. L’hôpital constitue aujourd’hui un nouveau chapitre des Misérables. On peut appréhender ce naufrage par la statistique, les salaires, les effectifs. On peut aussi le raconter par ses hommes, ses femmes, son humanité. Car aujourd’hui, il se passe cette chose folle, insensée : l’hôpital public, ce titan, dévore tel Chronos, ses propres enfants, ses serviteurs fidèles, ses soignants.

Je voudrais vous raconter l’incroyable histoire de Thierry F., victime de cette tragédie contemporaine. Thierry F. était professeur de médecine. Il dirigeait le service de génétique du CHU de Rouen, qu’il avait créé en 1996 ainsi qu’une unité Inserm. Il était l’un des plus brillants généticiens français. Sa réputation était internationale. Il avait commencé ses études de médecine à Rouen, les avait poursuivies à Paris, puis à la Harvard Medical School de Boston. Ses travaux portaient notamment sur les maladies comme le syndrome de Li-Fraumeni (prédisposant à plusieurs formes de cancer), sur les tumeurs héréditaires et familiales. Il avait refusé les postes les plus prestigieux à l’étranger mais aussi dans le secteur privé pour revenir à Rouen, ville qui avait suscité et accompagné sa vocation de médecin. `

L’hôpital public était sa maison, sa religion. Chaque jour, avec son équipe de 80 personnes, il recevait des patients, les écoutait avec attention et générosité, lisait dans leurs gènes pour détecter une prédisposition au cancer, à une maladie rare et mortelle. C’était aussi un enseignant charismatique, qui avait formé des générations d’étudiants et avait suscité nombre de vocations. Il semblait si jeune, se montrait si enthousiaste qu’on aurait pu croire, malgré ses titres et ses travaux, qu’il était un des leurs.

Au début de l’année 2021, le professeur Thierry F. avait reçu comme tous les soignants une double injection de vaccin contre le Covid-19. Une quinzaine de jours après la deuxième injection, il déclencha une névrite optique, maladie auto-immune qui se traduit par une baisse de l’acuité visuelle. Cette pathologie se traite par des échanges plasmatiques : le sang est purifié des auto-anticorps responsables de la maladie par une technique de dialyse et le patient est guéri sans séquelle lourde. A cette fin, les médecins du CHU de Rouen lui posèrent, le 5 mars 2021, un cathéter jugulaire et programmèrent cinq séances de plasmaphérèse en hospitalisation de jour. Avec leur accord, il put rentrer chez lui, retrouver son épouse, elle aussi médecin des hôpitaux, superviser à distance l’activité de son service.

Une infirmière missionnée seule
Après cinq séances de plasmaphérèse, l’état oculaire de Thierry F. s’améliorant, les médecins décidèrent de sa sortie le vendredi 12 mars en fin d’après-midi. Ils signèrent son bon de sortie pour 18 heures. L’hôpital public un vendredi, sous la loi des 35 heures de travail hebdomadaire et en sous-effectif, se vide, peut ressembler à un vaisseau fantôme.

A 17 h 15, dans le service de neurologie du CHU de Rouen, le cathéter jugulaire de Thierry F. fut ôté par une infirmière, missionnée seule pour cet acte, sans autre accompagnement que celui d’une élève-infirmière de première année. L’infirmière appliqua à la lettre le protocole interne. Quelques minutes après, Thierry F. désatura sévèrement, demanda lui-même l’oxymètre et se trouva en détresse respiratoire. Que s’était-il passé ? Des bulles d’air étaient entrées dans sa veine jugulaire. Le point de ponction n’avait pas été assez comprimé par l’infirmière. Cela entraîna une embolie gazeuse. Début de la catastrophe. Un accident qui n’arrive normalement jamais. En outre, Thierry F. fut placé dans une position inverse à celle exigée par les bonnes pratiques médicales en cas d’embolie. L’interne de garde, qui n’est pas formé pour gérer ce genre de situation, fut appelé à la rescousse. Il fut décidé du transfert de Thierry F. dans le service de réanimation du CHU de Rouen. Là, il fera une seconde embolie gazeuse et sera malgré ce tableau clinique autorisé à se lever ce qui ne fera que dégrader son état.

Face à cette détérioration, Thierry F. fut transféré dans la nuit à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches où il sera placé dans un caisson d’oxygène hyperbare pour essayer d’éliminer les bulles d’air qui avaient envahi son corps. Malgré les tentatives de la réanimation de Garches, le cœur de Thierry F. cessera de battre le samedi 13 mars à 15 h 16, moins de 24 heures après le retrait de son cathéter.

Quelle fut la réaction de l’hôpital de Rouen ?
Alors que la funeste nouvelle se répandait, que les premiers messages de condoléances parvenaient de France, des Etats-Unis, du monde entier, quelle fut la réaction de l’hôpital de Rouen ? Envers la famille de Thierry F. qui avait donné trente-cinq ans de sa vie à l’hôpital de Rouen et qui était le lieu originel de sa mort : un silence assourdissant ! La directrice générale du CHU ne décrocha même pas son téléphone pour appeler l’épouse du professeur F., elle-même médecin de cet hôpital. Pas une seule autorité médicale du CHU ne se manifesta spontanément auprès d’elle.

Quel scénario noir ! Un professeur de médecine, figure de proue de la recherche médicale, avait emprunté le couloir de la mort dans son propre hôpital. C’était du Chabrol au pays de Flaubert !

Un communiqué de presse trompeur de la direction générale du CHU fut envoyé à la presse : Thierry F. était mort d’une « complication aiguë de sa maladie ». Meurt-on en France aujourd’hui d’une névrite optique qui plus est, dans un CHU, pôle d’excellence de la médecine française ?

Comment réagit une institution quand elle sait qu’elle a commis une faute ? Elle se transforme en créature politique doublée d’un reptile à sang froid. On est en droit d’exiger d’un hôpital qui n’est pas un établissement comme les autres une morale et une humanité extraordinaires. Quand un être humain y meurt d’une façon injuste et injustifiée, l’hôpital se doit de réparer l’offense et ne pas outrager outre-tombe la mémoire du défunt.

Concernant le professeur Thierry F., la direction du CHU de Rouen, dans un tour de prestidigitation administratif, a ménagé des dérivatifs autour des origines de sa mort. Selon le CHU, il aurait présenté « un foramen ovale perméable », anomalie cardiaque bégnine qui concerne un bon tiers de la population française. En outre, le professeur Thierry F. se serait comporté en patient rebelle en refusant une hospitalisation à plein temps : ce qui est mensonger. Il s’est conduit comme n’importe quel patient obéissant aux consignes du personnel qui le soignait et non comme un mandarin imposant sa loi.

La mort de Thierry F. est exclusivement la conséquence de fautes cumulées
De guerre lasse, la famille du professeur Thierry F. saisit la Commission de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux. Deux experts indépendants, l’un professeur de neurologie, l’autre professeur anesthésiste réanimateur, furent désignés. Conclusions sans appel concernant la responsabilité du CHU de Rouen : « Accumulation de mauvaises pratiques qui constituent des fautes graves… Manque de formation et expérience insuffisante… Fautes d’organisation… La responsabilité du CHU de Rouen est engagée sur le fondement d’une faute, etc. ».

Pas moins de cinq manquements sont relevés, et son protocole interne remis directement en cause. Grâce aux experts, la vérité médicale éclate : la mort de Thierry F. est exclusivement la conséquence de fautes cumulées de l’hôpital de Rouen.

A ce jour, la veuve du professeur Thierry F. n’a pas reçu un mot d’excuses du CHU ni de soutien de la faculté de médecine de Rouen où elle enseigne depuis vingt-cinq ans. « La souffrance est privée et la santé est publique », écrivait Paul Ricœur, le maître en philosophie d’Emmanuel Macron. Que la mort terriblement injuste et illégitime du professeur Thierry F. participe de la renaissance humaniste de l’hôpital public. Quand l’institution dévore ses enfants, il faut la transformer totalement car elle est empoisonnée. Une mission flash, c’est bon pour le Loto mais pas pour l’hosto ! Thierry Frébourg est mon frère. Il est désormais mon frère, ma bataille.