Le social et médico social

Médiapart - A Marseille, deux travailleurs sociaux en garde à vue après avoir alerté sur des dysfonctionnements

Décembre 2018, par Info santé sécu social

9 décembre 2018 Par Louise Fessard et Samantha Rouchard (le Ravi)

Deux salariés de l’association Fouque, qui accueille des mineurs et jeunes majeurs placés à Marseille, se sont retrouvés en garde à vue le 12 septembre 2018 après avoir dénoncé des dysfonctionnements internes.

Convoqués pour une simple audition en tant que témoins à la brigade des mineurs de la sûreté départementale de Marseille, le 12 septembre 2018, une veilleuse de nuit de la maison d’enfants à caractère social (Mecs) Les Saints-Anges (Marseille 8e) et Christian Barbe, délégué central CGT, ont été placés en garde à vue pour dénonciation mensongère ayant entraîné des recherches inutiles. Une infraction qui peut être punie de six mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende. Selon le délégué central, l’audition était plutôt à charge.

« On pensait pouvoir s’exprimer sur les faits, notre sécurité et celle des enfants, explique Christian Barbe, enseignant en disponibilité. Le brigadier m’a reproché d’avoir trahi le secret professionnel. » La salariée, qui a passé dix heures au commissariat de police de l’Évêché, affirme elle s’être vu reprocher d’avoir mis « le bordel [...] pour les éducs », et a été menacée de « ne jamais [retrouver] de travail dans le social ». Nous n’avons pas pu faire confirmer ces propos par son avocat commis d’office ce jour-là, qui nous a raccroché au nez au bout de quelques minutes.
Les Saints-Anges est l’un des 9 établissements – 7 Mecs et 2 instituts médico-éducatifs (IME) – que compte l’association marseillaise Fouque. À l’origine cultuelle, créée en 1892 par l’abbé Jean-Baptiste Fouque, béatifié le 30 septembre dernier, elle se trouve depuis sous la coupe de la grande bourgeoisie catholique marseillaise. Le président actuel est Patrick Arnaud, avocat d’affaires, et à toutes fins utiles, spécialiste en droit fiscal des sociétés. Aujourd’hui, Fouque est financée principalement par des deniers publics, provenant du conseil départemental pour les Mecs et de la sécurité sociale pour les IME. Au total, l’association compte 580 salariés pour un budget annuel de 32 millions d’euros.

Rien au départ ne laissait imaginer aux deux salariés qu’ils se retrouveraient en garde à vue après avoir dénoncé des dysfonctionnements internes. « La brigade des mineurs, ça sous-entend des choses pour nos collègues, comme si on avait fait des attouchements sexuels », s’émeut le délégué central CGT.

À ce jour, le mystère demeure sur les causes et la suite de cette garde à vue puisque ni eux ni leur avocate, Me Béatrice Zavarro, n’ont de nouvelles de l’enquête. « On marche sur la tête. On vient accabler des gens qui dénoncent sans se préoccuper du désordre », s’insurge l’avocate marseillaise. Ni le procureur de la République de Marseille, Xavier Tarabeux, ni la Direccte n’ont souhaité répondre à nos questions.
Veilleuse de nuit depuis 2010, la salariée surveillait seule une vingtaine d’enfants âgés de 8 à 17 ans, dont certains présentant des troubles psy à connotation sexuelle, séjournant dans deux bâtiments séparés de 50 mètres. « La plupart [des enfants accueillis à la Mecs Les Saints-Anges – ndlr] sont placés par un juge pour enfants du fait de carences éducatives ou de maltraitance. Il arrive aussi que des parents en difficulté sollicitent une aide pendant quelques mois, le temps de reprendre pied », explique le directeur, Vincent Gomez Bonnet, dans le mensuel du diocèse de Marseille.

Au départ, elle donne l’alerte à sa hiérarchie sur des désordres « minimes » : un volet roulant cassé, des barreaux dessoudés, ainsi que l’absence de babyphone, qui lui permettrait pourtant de surveiller à distance au moins un des deux groupes. Pas de réaction. Le 18 mai, la CGT envoie un courrier à la direction des Saints-Anges et alerte une fois de plus sur ces défaillances logistiques « impactant directement la sécurité des enfants et la responsabilité du personnel ».

Dans sa réponse, le directeur de la Mecs, Vincent Gomez-Bonnet, ancien chef de service à l’aide sociale à l’enfance du conseil départemental des Bouches-du-Rhône, ironise sur le « niveau d’inquiétude » : « Si l’implication syndicale se résume à veiller à l’achat d’un babyphone et à la réparation de volets et barreaux […], vos heures de délégations ne suffiront pas pour l’ensemble de l’association […]. Ce n’est pas forcément la vision que j’ai du dialogue social… » Christian Barbe saisit alors l’inspection du travail qui, le 27 juin à 22 h 15, effectue une visite de nuit aux Saints-Anges.

À l’issue de son contrôle, l’inspectrice décide d’alerter le procureur de la République de Marseille, via un article 40. La loi fait obligation aux fonctionnaires de signaler au procureur tout délit ou crime porté à sa connaissance. Selon une source, ce signalement concernait un dysfonctionnement portant sur la sécurité des enfants.
Lors de sa venue, il lui a été remis un courriel de l’équipe des éducateurs, envoyé le 7 juin 2018 à Vincent Gomez-Bonnet, signalant des « incidents inquiétants » à « connotation sexuelle assez évidente » entre jeunes, la nuit, sur l’unité des S, un des deux groupes surveillés par la veilleuse de nuit. Dans sa réponse du 8 juin, Gomez-Bonnet « prend acte » qu’il s’agit de faits graves, dit rechercher « des solutions éventuelles », mais s’étonne aussi de ne pas avoir eu « de rapport d’incident concernant ces faits ».

Face à un signalement, le procureur, qui a l’opportunité des poursuites, peut choisir de classer sans suite ou d’ouvrir une enquête. C’est suite à ce signalement qu’une enquête aurait été confiée à la brigade des mineurs. Enfants, éducateurs et direction des Saints-Anges ont été auditionnés pendant l’été, selon Olivier Mira, directeur général de l’association Fouque. Mais, avec les départs en camp, peu de personnel et de jeunes se trouvent sur place en période estivale. Selon un cahier de liaison, la porte d’accès au local des archives du groupe S aurait par ailleurs été fracturée le 9 septembre, quelques jours avant l’audition en garde à vue des deux salariés.

Le directeur général affirme ne pas avoir déposé plainte contre les salariés et avoir appris leur garde à vue dans l’après-midi du 12 septembre. Il ne sait pas dire non plus si une enquête a été menée en interne, à la suite du courriel des éducateurs. « Si un employeur est alerté sur des faits à caractère sexuel, les directeurs de ces établissements ont des obligations très particulières, car ils accueillent un public vulnérable, explique Astrid Toussaint, du conseil national de SUD Travail, représentant les inspecteurs du travail. Donc, il faut qu’il puisse justifier avoir procédé à des vérifications en interne et n’avoir rien trouvé. »

« Pour l’instant, il y a une affaire en instruction, nous répond le directeur, ancien conseiller général UDI de la Somme et candidat à la candidature LREM aux législatives de juin 2017. Nous ne sommes pas inquiétés. Ce que j’en déduis, c’est que, manifestement, notre travail est correct. […] On bosse bien ici. C’est un endroit qui fonctionne bien, avec beaucoup de chaleur humaine. Moi qui en suis à la troisième direction générale, je trouve que c’est une belle association, avec des gens motivés. » Il ironise : « J’en ai tous les jours des lettres de monsieur Barbe sur des choses qui ne vont pas. »

Le directeur général s’appuie aussi sur une pétition signée par 76 salariés de la Mecs Les Saints-Anges le 19 septembre 2018, accusant la CGT d’avoir, par sa saisine de l’inspection du travail, « mis en difficulté les enfants dont nous nous occupons mais aussi mis en péril tous les salariés de l’établissement ». « Il n’y a pas une ambiance de merde comme c’est décrit, explique un des salariés signataires, sous couvert d’anonymat. Nous avons des conditions de travail acceptables. Toute mon équipe et les enfants dont je m’occupe ont été convoqués et entendus dans les locaux de la police. Ce n’est pas un endroit pour des enfants. »

Pourtant, au sein de l’association, cette garde à vue et l’absence d’accompagnement des deux salariés à leur retour au travail ont choqué. « C’est très rare que l’inspection du travail fasse un article 40, dit une autre salariée, elle aussi sous couvert d’anonymat. Ils ont voulu faire taire la CGT. Ce n’est pas la faute de la salariée qui, en difficulté sur son poste, constate des choses dangereuses pour elle, peut-être pour les enfants. »

« Désenchantement » de l’éducation spécialisée
« Un endroit qui fonctionne bien. » Ce n’est pas vraiment en ces termes que Me Olivia Voraz, avocate spécialisée en droit du travail, décrirait l’institution. « Fouque est mon deuxième plus gros fournisseur de dossiers [aux prud’hommes – ndlr], explique l’avocate marseillaise. Cette année, j’en ai eu sept. Sur ceux que j’ai eu à traiter, je les ai tous gagnés, sauf un où le salarié n’est pas allé jusqu’au bout. Il y a pas mal d’atteintes à la liberté d’expression, des licenciements abusifs, un gros dossier sur du harcèlement moral, deux, trois discriminations syndicales, dont plusieurs cadres concernés. »

Elle estime « qu’il y a de gros dysfonctionnements en interne » avec « une haute direction qui soutient toujours ses directeurs » et « un mode de gestion agressif, clairement antisyndical ». Le conflit entre la direction de l’association et certains élus de la CGT semble s’être cristallisé bien avant l’arrivée d’Olivier Mira. Deux cadres CGT ont ainsi fait l’objet depuis 2014 de plusieurs tentatives de licenciement, « avortées à la suite du refus de l’inspection du travail pour l’une, et d’un recours au ministère du travail pour l’autre », précise un courrier du syndicat datant de juin 2017.

Au foyer Concorde, une autre Mecs située à Marseille, une surveillante de nuit a été récemment mise à pied, puis a changé de site après qu’elle eut dénoncé en interne plusieurs dysfonctionnements mettant selon elle en cause le bon accompagnement des enfants. Elle se trouve actuellement en congé maladie. Interrogé à ce sujet, Olivier Mira, ancien éducateur de PJJ, balaie nos questions : « Concorde, c’est le foyer qui marche le mieux. La vie du management, c’est la vie du management. La directrice a on ne peut plus de qualités et de valeur et est reconnue. »

Après avoir dirigé Enfance et famille, une association de Saint-Nazaire, dont il a préparé la fusion avec l’association Sauvegarde de l’enfance, à Nantes, avant de se retrouver lui-même licencié économique dans l’opération, Olivier Mira dit être arrivé à la tête de l’association Fouque avec comme mission de « lui faire prendre un virage de modernité ». « C’est une belle association, ancienne, avec des choses à remettre à l’endroit, comme les syndicats à qui il fallait redonner une place », dit-il. Le directeur général se targue d’avoir « un conseil départemental qui nous fait confiance », présidé par Martine Vassal (LR), présidente de la métropole Aix-Marseille.

Selon Ouest-France, après son départ d’Enfance et Famille, il aurait touché une « première indemnité de 126 000 euros, conforme à ses émoluments et son ancienneté », puis « une rallonge » de « 175 000 euros » après avoir menacé de poursuivre l’association devant les prud’hommes. Ce qu’Olivier Mira dément formellement au téléphone, sans souhaiter nous indiquer la somme réellement perçue. « Ça, c’est mon affaire, ce n’est pas lié à Fouque », répond-il. Selon lui, son successeur, en difficulté face à une grève, aurait « balancé ça pour faire contre-feux ». Olivier Mira n’a pas non plus demandé de droit de réponse au quotidien régional, ni ne l’a attaqué en diffamation.

« Olivier Mira peut effectivement dire qu’il n’a pas eu 300 000 euros de prime de licenciement, car il y a la prime d’un côté, et de l’autre, la transaction pour ne pas aller aux prud’hommes », explique une ancienne déléguée CGT de l’association Enfance et famille. Elle affirme que cette « négociation dans l’intimité » n’aurait été connue du CE que fin 2017, grâce à un rapport d’expertise.

En date du 21 juillet, Olivier Mira a publié sur son profil Instagram la photo d’une mer de nuages vue d’avion, avec en légende le hashtag « On a tous un avion qui s’envole pour ailleurs ». Un de ses followers commente la publication de façon ironique par : « Euh on n’a pas tous un avion. » Message auquel Mira répond : « Ah bon tu n’as pas d’avion ! Moi je croyais. Pour pouvoir t’en acheter un, fais-toi virer et signe une transaction », suivi d’un émoticon.

Engagé à l’UDI depuis ses 16 ans, Olivier Mira, qui a récemment validé un MBA en info com au Celsa Sorbonne Université (l’école des Hautes Études en sciences de l’information et de la communication), fut également candidat à l’investiture LREM pour les élections législatives d’avril 2017. L’ancien éducateur de PJJ était « Monsieur Inondations » à la mairie d’Amiens, selon L’Express, après y avoir été chargé en 2002 des risques naturels et de la mission inondations par le maire Gilles de Robien (UDF).
En 2013, lorsqu’il est embauché à Saint-Nazaire, Olivier Mira est déjà conseiller général suppléant Nouveau Centre de la Somme, à 560 kilomètres de là, et deviendra même titulaire en septembre 2014, suite à la démission de sa colistière, Brigitte Fouré, actuelle maire d’Amiens et conseillère régionale UDI des Hauts-de-France. « Je suis d’ailleurs prêt à tenir une permanence dans le train Amiens-Paris », déclarait-il à l’époque au Courrier picard. « Il nous disait qu’il bossait ses dossiers dans le train », explique l’ancienne déléguée syndicale CGT d’Enfance et Famille, qui précise que les salariés avaient aussi été surpris d’apprendre que leur directeur général, fraîchement arrivé dans la région, se présentait aux municipales de 2014 sur une liste

Divers à Guérande.
Hors du profil politique de son nouveau directeur général, une travailleuse sociale de l’association Fouque souligne que ces gardes à vue s’inscrivent dans contexte national de « désenchantement » de l’éducation spécialisée, qui n’est pas propre à l’association Fouque. Elle décrit « une double peine : rationalisation et faire du nombre, avec des appels à projet », avec des éducateurs « laissés seuls sur le terrain » et le développement d’emplois de directeurs de pôle qui n’ont « plus aucune valeur associative ». Elle finit par évoquer une « maltraitance institutionnelle » qui, en bout de chaîne, a forcément des répercussions sur les enfants et jeunes accueillis.
« Dans une usine, quand les voitures sortent sans roues, ni frein, ça se voit, il y a un contrôle, mais dans le social, qui va nous le reprocher [quand on dysfonctionne – ndlr] ? Les mineurs étrangers qui ne parlent pas français ? Ils vont avoir du mal à aller voir UFC-Que choisir ! s’exclame un autre salarié, sous couvert d’anonymat. Donc, on évalue au bruit, au nombre de décibels. On met l’oreille et on se dit que si on n’entend pas trop, il n’y a pas de problème. »