L’hôpital

Médiapart - À Marseille, on se prépare au tri des patients, faute de place en réanimation

Décembre 2021, par Info santé sécu social

Dans un document de travail consulté par Mediapart , les réanimateurs de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille et de la région Paca ont établi des critères de tri des patients, en fonction de l’engorgement de la réanimation. Les plus de 65 ans jugés fragiles pourraient être refusés.

Pascale Pascariello
24 décembre 2021

Le 22 décembre, compte tenu de la gravité de la situation sanitaire à Marseille et dans la région Paca, l’agence régionale de santé (ARS) a activé le palier 5 de son plan de gestion de crise. Aux évacuations des patients vers d’autres régions, qui ont débuté le 17 décembre, s’ajoute désormais la déprogrammation totale des interventions chirurgicales dites fonctionnelles, c’est-à-dire non vitales.

Mais la cinquième vague et la nouvelle menace du variant Omicron font envisager le pire, dans la région qui affiche le plus bas taux de vaccination, et des taux d’occupation de réanimation avoisinant déjà les 90 à 95 %.

Les réanimateurs de l’l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM) préparent depuis une semaine un document officialisant des critères de tri des patients. Ces échanges auraient été déclenchés début décembre au vu de plusieurs éléments : la situation dramatique des Antilles, le risque de voir la vague déclenchée par le variant Omicron arriver alors que la vague précédente n’est pas terminée, et des prévisions catastrophiques qui s’appuient sur les modélisations de l’institut Pasteur.

En parallèle, l’ARS a demandé à tous les établissements hospitaliers d’activer leur comité d’éthique afin de répondre à plusieurs questions relatives à la prise en charge des patients.

Mediapart a pu avoir accès à un document de travail préparatoire des réanimateurs de Marseille. Son intitulé est éloquent : « Proposition de règles de priorisation pour l’accès à la réanimation en cas de pénurie exceptionnelle par dépassement des ressources maximales de réanimation – patients Covid et non-Covid. »

Certains critères pétrifient. Faute de places en réanimation, il est envisagé d’en refuser l’accès à des patients âgés de plus 65 ans ne présentant pourtant aucune pathologie et ayant une activité quotidienne limitée à la marche.

« Ce n’est pas tant de refuser la personne de plus de 65 ans que de lui préférer une personne qui présente des facteurs de meilleur pronostic et notamment quand elle est plus jeune et moins fragile », nuance auprès de Mediapart un des médecins qui a participé aux échanges.

C’est un échec médical d’en arriver à rendre officiels de tels critères de triage des patients, qui par ailleurs ont toujours existé.
Un médecin marseillais

« Certes, nous n’en sommes qu’à un travail préparatoire et nous imaginons des situations parfois cataclysmiques. Mais ces débats ne doivent pas rester entre médecins, ils doivent être rendus publics, alerte-t-il. C’est un véritable échec médical d’en arriver à rendre officiel de tels critères de triage des patients, qui par ailleurs ont toujours existé mais n’ont jamais vraiment été ainsi officialisés. »

« Dans les scénarios les plus catastrophiques, mais qui deviennent de moins en moins impensables en France, nous priverons l’accès à la réanimation à des patients qui pourraient pourtant s’en sortir », s’insurge ce médecin.

« Je me questionne aujourd’hui sur le sens même de mon métier. Refuser l’accès à la réanimation à des patients qui auraient pu en bénéficier va à l’encontre de l’éthique médicale. Voilà ce à quoi nous sommes contraints de réfléchir aujourd’hui en France, dénonce-t-il. Il faut que le gouvernement réagisse. On ne peut pas humainement en arriver là. La réanimation devient un traitement de luxe. »

Pour l’AP-HM, le sujet n’est pas nouveau
Contactée, l’ARS de Provence-Alpes-Côte d’Azur indique, « comme pour les vagues précédentes, avoir activé les cellules éthiques de l’ensemble des établissements de santé de la région », et confirme qu’« une réflexion est conduite au niveau régional sur la prise en charge et l’accès aux soins pour les patients en situation de forte tension face à l’épidémie ».

Quant au directeur général de l’AP-HM François Crémieux, il rappelle qu’il s’agit d’« un sujet que l’on traite depuis deux ans dans le cadre de cette crise ». « Le sujet de priorisation en réanimation n’est pas nouveau, affirme-t-il. Il n’existe aucune règle absolue qui exclurait a priori tel ou tel malade : chaque décision doit être prise par une collégialité de médecins sur la base de critères anticipés, partagés et transparents. »

Ce choix éthique très difficile pour les soignants s’est en effet déjà posé en Alsace, au tout début de l’épidémie, comme nous l’avions raconté. À la même période, un document interne de l’hôpital de Perpignan (Pyrénées-Orientales) indiquait également qu’il faudrait peut-être « effectuer un tri », mais sans entrer dans le détail des critères à mettre en place.

Selon le directeur général de l’AP-HM, le débat ne peut d’ailleurs pas être réduit au nombre de lits : « Se préparer à prioriser, c’est aussi pour ne pas avoir à le faire. Car ce n’est pas tant le nombre de lits qui pose sujet que le très grand nombre de malades. Puisque cette épidémie peut être ralentie par la vaccination ou les mesures barrières, prendre conscience des enjeux d’accès à la réanimation, c’est aussi mieux comprendre l’enjeu de limiter le nombre de malades graves. »

En réanimation, un choix initial est toujours pratiqué : il s’agit d’une sélection dans l’intérêt du patient, les médecins vérifiant que la réanimation ne s’apparente pas à une forme d’acharnement thérapeutique. Mais dans le plan en cours d’élaboration, il n’est plus question de sélection pour l’intérêt du patient , mais de tri contraint. Il s’agit de choisir entre des patients qui pourraient tous bénéficier de soins intensifs, et survivre.

À ce jour, à l’issue de plusieurs réunions, les réanimateurs de Marseille ont envisagé trois phases. Pour la première, déjà en partie mise en place à Marseille, des « places [sont] disponibles pour les traitements intensifs mais les capacités régionales demeurent limitées et il existe le risque prouvé de se retrouver en l’espace de quelques jours dans une situation où aucune place n’est disponible pour la réanimation ».

Dans cette situation, les critères d’admission et de non-admission sont « plus stricts ». Outre la volonté du patient ne souhaitant pas être traité en unité de réanimation, ou ayant, du fait de pathologies extrêmement lourdes, un pronostic vital engagé, pourront ne pas être admises des personnes âgés de 75 ans et plus, ne souffrant d’aucune pathologie mais légèrement limitées dans leurs activités quotidiennes. Il en sera de même pour les patients dont l’espérance de vie est de moins d’un an, quel que soit leur âge.

En phase 2, des places sont disponibles mais au compte-gouttes. Là, stipule le document, « les critères sont encore plus stricts » : au-delà de 65 ans, sans pathologie, avec une activité limitée à la marche, un patient peut se voir refuser l’accès en réanimation. Les patients atteints de maladies incurables (comme certains cancers), mais avec une espérance de vie pouvant aller jusqu’à deux ou trois ans, pourront également en être privés.

Enfin, une dernière phase prévoit qu’il n’y ait plus aucune place disponible dans l’immédiat. L’interrogation soulevée par les médecins est pour le moins effrayante : « Quel patient pour le prochain lit ? » Il s’agira alors « d’admettre d’abord LE patient ayant un ou des critères d’admission en réanimation avec le meilleur pronostic à court et moyen terme ».

Les critères retenus soulèvent de lourdes questions éthiques. En voici la liste dans l’ordre :
« l’âge » sans autre condition,
l’« échelle de fragilité clinique », qui permet de mesurer l’état de dépendance d’une personne
les « comorbidités »
la « sévérité des défaillances d’organe ».
Les médecins se veulent rassurants : les patients refusés en réanimation pourront bénéficier d’une oxygénation à haut débit. Mais ce document matérialise un nouveau pas vers une gestion par la pénurie, avec l’organisation officielle de la sélection des patients à l’entrée des hôpitaux publics.

Plusieurs rapports ont déjà abordé cette délicate question
Est-il éthique de restreindre l’accès à la réanimation à des patients âgés de plus 65 ans ? L’est-ce pour des patients dont l’espérance de vie est de deux ou trois ans ? Ou pour des personnes âgées de 70 ans sans antécédents ? C’est bien ce qui est actuellement envisagé, sans que la population en soit tenue informée.

Le problème a été posé dès mars 2020 par le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CNNE), en ces termes : « Pour les formes graves, il faut envisager l’éventualité que certains moyens techniques et humains deviennent limitants si la crise épidémique s’accroît de façon majeure. […] La nécessité d’un “tri” des patients pose alors un questionnement éthique majeur de justice distributive, en l’occurrence pouvant se traduire par un traitement différencié des patients infectés par le Covid-19 et ceux porteurs d’autres pathologies. »

En avril dernier, l’ARS Île-de-France avait également déjà sollicité un collège de médecins réanimateurs et urgentistes pour se pencher sur la question.

Tous les professionnels déploreraient de devoir établir de tels critères en cas de dépassement majeur des ressources de soins.
Un réanimateur marseillais

Interrogé par Mediapart, l’un des médecins à la tête d’un service de réanimation de l’AP-HM rappelle que « la déprogrammation est déjà une forme de triage ou de priorisation ». Depuis le début de l’épidémie, « prioriser ou trier les patients a été souvent débattu par les professionnels de la réanimation en France et dans beaucoup de pays confrontés à cette pandémie. Tous les professionnels déploreraient de devoir établir de tels critères en cas de dépassement majeur des ressources de soins ». En Suisse et au Québec, des recommandations ont été faites dans ce sens avec des critères de triages (à lire ici et là).

« Certes, nous continuerons et nous avons le devoir de discuter au cas par cas des admissions en réanimation. La crainte est que des critères stricts d’admission puissent être pris pour argent comptant ou comme référence absolue sans prendre en compte l’ensemble de la situation et son évolutivité », alerte le responsable de réanimation.

En préambule du document de travail, insiste ce professeur de médecine, « il est bien signalé que l’un des prérequis à la mise en pratique de ces critères est une implication formalisée et affichée du politique, de la société civile, des autorités sanitaires et de l’administration hospitalière, car nous sommes tous dans le même navire ».

Peut-être aurions-nous dû davantage alerter publiquement.
Un médecin réanimateur

« Les premiers à en pâtir seront les patients, suivis de l’ensemble des personnels soignants, qui souffriraient de manière majeure de devoir être confrontés à de telles situations. Il y a un vrai risque psychosocial », avertit le médecin. « Nous avons interpellé le ministre de la santé sur la question lors d’une visioconférence. Mais nous ne savons pas si ses équipes ont transmis notre question. En tout cas, nous n’avons pas eu de réponse », dit-il.

Un autre médecin rappelle également que les réanimations sont majoritairement occupées par des non-vaccinés. Mais il n’est pas question pour lui de seulement se réfugier derrière cet état de fait : « La gravité de la crise a été accentuée par le manque de moyens, et par les promesses non tenues par le gouvernement de préserver les lits en réanimation et le personnel suffisant. »

« Peut-être aurions-nous dû davantage alerter publiquement », s’interroge-t-il, regrettant que les sociétés dites savantes n’aient pas été claires sur la nécessité de maintenir des moyens humains et matériels à l’échelle du territoire.

« En avril 2020, lorsque la société française d’anesthésie-réanimation publie des recommandations sur la “priorisation des traitements de réanimations en cas de capacités de réanimations limitées”, elle protège certes les médecins, et les aide face à des choix parfois humainement intenables, convient ce professionnel. Mais elle ouvre la porte à une officialisation de critères de triage des patients. Et elle ne fait preuve d’aucun courage pour alerter publiquement sur la situation des réanimations. »

Pascale Pascariello