Luttes et mobilisations

Médiapart - A Toulouse, des agents du CHU font cause commune avec ceux des Ehpad

Janvier 2018, par Info santé sécu social

30 JANVIER 2018 PAR ELSA SABADO

À Toulouse, les grévistes du CHU ont gonflé les rangs de la manifestation organisée mardi 30 janvier pour réclamer davantage de moyens pour les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Des familles de résidents et des soignants ont fait le même constat : le système de soins ploie sous le coup des politiques d’austérité. Reportage.

Toulouse (Haute-Garonne), correspondance.– « Ne balance pas mes vieux. » Patricia Calmettes, la femme-sandwich qui porte cet écriteau devant le conseil général de la Haute-Garonne, à Toulouse ce 30 janvier 2018, au milieu de la manifestation de 400 agents et salariés des Ehpad et du CHU de Toulouse, sait de quoi elle parle. Malgré l’Alzheimer de son père, ses parents ne voulaient pas être placés en maison de retraite.

« Un an plus tôt, on avait essayé de leur faire comprendre qu’il fallait qu’ils s’y résolvent, mais il n’y avait rien à faire », explique cette psychologue aux lunettes cerclées bleu et vert. Jusqu’à ce que vienne « la crise ». L’insuffisance cardiaque de sa mère, puis sa chute. « On a alors dû placer mon père d’urgence. Faute de place, on l’a mis dans le Tarn. Atteint de perte de mémoire, il est dans le secteur “fermé”. Il est posé là toute la journée, comme un pot de fleurs dans une maison sans vie. L’Ehpad public n’a plus l’argent pour payer des animations. Le personnel est bienveillant, mais ils ne peuvent pas faire grand-chose. C’est terrible d’abandonner ses parents dans un lieu pareil. »

La quinqua tourne le dos pour écraser les larmes qui lui viennent aux yeux, puis déroule la suite du drame. « Quand il est tombé malade, c’était la partie de ping-pong entre les médecins généralistes de l’institution, raconte-t-elle, dépassés par leurs consultations, et les urgences de la clinique privée de l’Union, qui l’ont laissé sur un brancard dans un couloir pendant des heures malgré sa double pneumopathie, et où je l’ai retrouvé vêtu d’un pyjama et d’une couche. Je l’ai donc amené aux urgences du CHU de Toulouse. Ils se sont rendu compte deux jours plus tard qu’il était en train de faire un AVC. Il n’a plus l’usage de ses jambes. »

Pas le temps de nous en dire plus : la psychologue ne peut pas suivre la manifestation, car elle doit repartir à l’Ehpad voir son père. Mais son témoignage illustre la dynamique à l’œuvre à la fois dans les hôpitaux et les maisons de retraite. Sur la carte des Ehpad en grève ce mardi, qui ont rassemblé quelque 5 000 personnes selon l’AFP, Toulouse présente une particularité : les salariés du CHU, certains en grève depuis 110 jours, ont rejoint ceux des Ehpad de la région dans leur mobilisation inédite.

Selon Céline Astugue, déléguée CGT de l’Ehpad Augustin-Labouilhe à Saint-Orens, présente au rassemblement toulousain, la mobilisation est un « coup de pression » vis-à-vis de l’État avant la négociation du « contrat pluriannuel d’objectif et de moyens » (CPOM), qui court de 2018 à 2023. Le premier du genre : avant, le financement des Ehpad était négocié entre les établissements, l’agence régionale de santé (ARS) et les conseils départementaux, en fonction du nombre de patients et de leur niveau d’autonomie. Le CPOM est une enveloppe budgétaire fermée délivrée pour cinq ans.

« Sans compter la réforme de la tarification des Ehpad qui vise à harmoniser les dépenses de l’État pour le privé et pour le public, et qui entraîne pour le public une perte de 200 millions d’euros au niveau national, soit 15 000 euros par an pendant cinq ans sur mon propre établissement », explique la syndicaliste. « C’est exactement la même logique qui est à l’œuvre depuis quelque temps à l’hôpital. Pour respecter l’enveloppe budgétaire fermée qu’on nous donne au niveau national, l’Ondam, on rabote partout où l’on peut, or la seule vraie marge de manœuvre des directions réside dans la masse salariale des établissements », analyse Julien Terrier, délégué CGT du CHU de Toulouse.

Mais avant même ce tournant austéritaire, les agents et agentes des maisons de retraite se disent à bout. Nous avons recueilli leur parole plus tôt dans la matinée, au pied de la belle bâtisse cédée aux nécessiteux quelques années plus tôt par Augustin Labouilhe, fortune de la région. On y accueille désormais 82 pensionnaires aux cheveux blancs. À moyens constants, les infirmières, aides-soignantes et autres ASH (agents des services hospitaliers) n’ont plus le temps de s’occuper du même nombre de pensionnaires qu’auparavant, car leur profil a changé.
« Avant, on gardait les pensionnaires huit, dix ans. Aujourd’hui, ils arrivent plus vieux, dans des états très dégradés, et restent peu de temps dans cette dernière demeure, car cela coûte pour les familles entre 2 000 et 2 500 euros par mois », relate Léa. Résultat : impossible, pour les agentes, de faire seule à ces grands dépendants une toilette en dix minutes, comme l’exige l’organisation du travail de Labouilhe. « Lève-personne, articulateur, chariot de douche… le matériel de l’Ehpad n’est pas suffisant pour “prendre en soin” ces nouveaux profils », ajoute Nathalie.

Faute de service fermé (adapté aux patients Alzheimer), les « déambulants », comme les appellent les agentes, réussissent parfois à échapper à la vigilance des deux agents qui surveillent les 82 personnes de nuit. « La dernière fois, on a retrouvé une dame au cimetière d’Oziel, à trois kilomètres de là », raconte Mélanie. Dans la même veine, la résurgence des personnes à « problèmes cognitifs ». « Après 60 ans, il n’existe pas de structure pour prendre en charge les troubles mentaux. Ces personnes se retrouvent donc avec celles qui ont toute leur tête, et celles qui la perdent aussi en vieillissant. Ceux-là aussi, il faut prendre plus de temps pour faire leur toilette, les faire manger, les changer et les coucher », raconte encore Léa.

Ainsi il n’est pas rare, racontent les aides-soignantes, que si elles travaillent deux jours d’affilée, elles fassent une toilette rapide à un pensionnaire et une grande toilette à l’autre, pour inverser le lendemain et ainsi grappiller quelques précieuses minutes. « Parfois, pendant les activités que l’on anime, les personnes âgées ont leur gilet tout taché, elles ne sont pas propres, n’ont pas leurs bas de contention. On sait que les filles font tout ce qu’elles peuvent, mais c’est désolant », confie Georgette, bénévole de l’association des anciens qui assure l’animation.

La qualité du lien social s’en ressent, comme tient à en témoigner M. Agullana : « J’aime être chouchouté. Si les aides-soignantes étaient plus nombreuses, j’aurais un sourire éclatant. Je voudrais échanger plus longtemps, de la pluie et du beau temps, des événements qui se passent dans le monde. Mais pour la toilette, les repas, le ménage, c’est toujours la course », regrette le vieil homme qui assure n’avoir jamais fait grève de sa vie, « mais être solidaire à 150 % ». Il a exigé d’être descendu en fauteuil, avec des slogans scotchés au veston.

Les économies ont aussi des conséquences sur les conditions de travail des salariées. Julie est aide-soignante depuis dix ans. Depuis 2016, elle est infirmière, fait un travail d’infirmière, mais elle « fait fonction » d’aide-soignante, avec la grille de salaire correspondante. Même déclassement pour Nathalie, « faisant fonction » d’ASH alors qu’elle a le diplôme d’aide-soignante. Tant que leur établissement ne leur donne pas le poste correspondant à leur diplôme, impossible pour elles de muter ailleurs : elles sont titulaires de leur poste, pas de leur grade.

La fatigue occasionne des taux d’absentéisme très importants, proches de 30 %, aux dires des agentes. Cela rend encore plus pénible le travail de celles qui restent, et provoque, depuis que l’établissement refuse d’employer des intérimaires, un phénomène d’autoremplacement qui use celles qui ne le sont pas encore. « Si nous avions été plus nombreuses, sûrement quelqu’un aurait-il aidé une dame à manger le jour où elle était affaiblie. On ne l’aurait peut-être pas retrouvée décédée dans des conditions atroces au pied de son lit », déplore une autre aide-soignante.

L’Ehpad de Labouilhe est loin d’être le seul à rencontrer ces problèmes. Une psychologue et une infirmière de l’Ehpad de Villefranche-de-Lauragais, privé celui-là, se sont jointes à la mobilisation de leurs collègues. « Notre établissement n’est pas mal doté en comparaison des autres, le ratio personnel/pensionnaire est de 0,66 contre 0,6 en moyenne dans les autres Ehpad. Mais les filles formées ne veulent pas rester en Ehpad, et celles qui les remplacent sont bien souvent mal formées, ce qui donne du travail en plus à celles qui le sont », expliquent les deux salariées, qui ont aussi assisté au développement des profils à multipathologies et des troubles du comportement. Chez elles, deux personnes sont chargées de surveiller 95 pensionnaires pendant la nuit.

Claire, exerçant à Labouilhe depuis 14 ans, regrette les conséquences moins visibles des suppressions de poste : « Tout a été normalisé. On nous a enlevé les lapins du jardin, on nous demande de vouvoyer les gens et de les appeler par leur nom de famille alors que bien souvent, les personnes qui ont Alzheimer ne répondent qu’à leur prénom. Une jeune fille parlait patois avec les gens du coin, leur chantait des chansons de Luis Mariano, la direction lui a demandé d’arrêter parce que cela ne cadrait pas avec les règles de bienséance. Alors que les pensionnaires adoraient ça », raconte l’ancienne ASH qui a dû quitter son poste pour celui de maîtresse de maison après deux capsulites aux épaules.

À 14 heures, les agents et agentes des Ehpad publics, privés ou associatifs se rejoignent devant le bâtiment de briques rouges pour réclamer à leur financeur – le conseil général – un meilleur taux d’encadrement de soignant pour chaque pensionnaire. Bientôt, une centaine d’agents du CHU en grève les rejoignent après un « pique-nique de la colère ». Ils ont découvert lors des réunions de congés qu’avec les restructurations, ils ne seraient plus libres de les prendre à leur guise. Pour régler le problème, la direction leur a proposé de prendre les trois semaines consécutives auxquelles ils ont le droit du 1er juin au 30 septembre, plutôt que du 15 juin au 15 septembre.

Un nombre maximal de personnes simultanément en vacances a été établi dans certains services, car l’hôpital ne veut plus prendre des remplacements d’été. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, pour ces hospitaliers qui estiment qu’on les oblige à rogner sur la qualité des soins qu’ils prodiguent. Au pôle de traumatologie et d’infectiologie, on leur a expliqué que désormais, le taux d’encadrement passerait de trois à deux infirmières pour 24 patients et qu’en cas d’absence, il n’y aurait pas de remplacement mais la mise en place d’un soin « en mode dégradé », leur proposant de renoncer dans ce-cas là à une partie des soins qu’ils sont censés donner.

Les pôles psychiatrie, traumatologie, infectiologie du CHU viennent s’ajouter à celui du transport sanguin, en grève depuis 110 jours pour des revendications de statut et d’une prime d’insalubrité. La mutualisation du personnel entre les services constitue leur dernier motif de colère : désormais, chacun pourra être amené à remplacer son collègue dans un service qui n’est pas le sien. « Cette sensation d’être pris pour des pions interchangeables a fini de révolter les agents », explique Pauline Salingue, éducatrice au CHU.

Mardi 30 janvier, une délégation syndicale des travailleurs des maisons de retraite a été reçue par Agnès Buzyn. La ministre de la santé n’a apporté, selon les syndicats, que des « non-réponses ». Loin d’être à la hauteur, donc, de « l’explosivité » de la situation dont font part les syndicats. Il y a fort à parier que la première mobilisation d’ampleur nationale des travailleurs des Ehpad ne sera pas la dernière.