Politique santé sécu social de l’exécutif

Médiapart - À l’hôpital de Saint-Étienne, un médecin privé (à tort) de titre de séjour et empêché d’exercer

Novembre 2022, par Info santé sécu social

Début juin, la préfecture du Rhône a pris une OQTF contre un médecin algérien exerçant en France depuis sept ans. Elle a été annulée par la justice fin septembre mais dans l’attente de son nouveau titre de séjour, il lui est toujours interdit de travailler. Son absence a précipité la fermeture de lits en cancérologie.

Camille Polloni
3 novembre 2022

« Méchant« Méchant avec les méchants et gentil avec les gentils » : telle est la ligne assumée du ministre de l’intérieur, qui communique tous azimuts sur les « délinquants étrangers » et promet de « rendre la vie impossible » aux personnes visées par une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

Comment Gérald Darmanin qualifierait-il un médecin algérien installé en France depuis 2015, qui travaille pour l’hôpital public dans un contexte de pénurie, s’est porté volontaire pour rejoindre une unité Covid au plus fort de la pandémie et se met désormais au service des malades du cancer, tout en obtenant un nouveau diplôme chaque année ? Plutôt gentil, plutôt méchant ? Est-il indispensable de lui rendre la vie impossible ?

Au mois de juin, la préfecture du Rhône a délivré une obligation de quitter le territoire français (OQTF) contre ce médecin, Karim*, qui n’a pas souhaité apparaître sous son vrai nom par souci de discrétion. « Quitte à être connu, autant l’être pour des faits scientifiques », a-t-il résumé à Mediapart, presque étonné qu’on s’intéresse à son cas.

Privé de titre de séjour depuis quatre mois, Karim n’a plus le droit de travailler pour le Centre hospitalier universitaire (CHU) de Saint-Étienne, dans la Loire, où il « fait fonction d’interne » (FFI) - une position précaire occupée par les médecins étrangers en attente de leur statut de praticien. Il exerçait au service d’oncologie médicale, qui traite les malades du cancer.

Le 20 septembre, le tribunal administratif de Lyon a annulé l’OQTF prise contre Karim, fondée sur une lecture hâtive et une interprétation erronée des documents fournis. Compte tenu du « caractère sérieux de ses études » et de « la cohérence de son cursus avec son projet professionnel », la justice a ordonné à la préfecture du Rhône de lui délivrer un nouveau titre de séjour sous deux mois. À ce jour, Karim l’attend encore.

Cet été, l’absence forcée de Karim a déjà posé de sérieux problèmes au service d’oncologie. Dans une attestation destinée au tribunal administratif, le chef de service du CHU indiquait début juillet que « la suspension brutale de son activité (...) ne permet plus d’assurer correctement la sécurité des patients hospitalisés et la continuité des soins, d’autant plus que la période actuelle est très difficile et qu’il est impossible de recruter une médecin remplaçant rapidement ». L’oncologue jugeait « indispensable » que ce médecin « d’un grand professionnalisme » puisse reprendre le travail « sinon il sera nécessaire de réduire très nettement la capacité d’accueil des patients atteints de cancer avec des conséquences très préjudiciables ».

L’une de ses collègues, qui se décrit comme le « binôme » de Karim au sein de l’unité, ajoutait que « son impossibilité actuelle à poursuivre son activité professionnelle [au vu de sa situation administrative] vient entraver le bon fonctionnement de notre service puisque nous prévoyons de fermer précocement neuf lits sur les 34 que comprend l’unité et ce à compter du 15 juillet 2022 alors que cette fermeture temporaire était seulement prévue du 5 août 2022 au 5 septembre 2022 ».

Un titre de séjour renouvelé chaque année
Comment peut-on en arriver à une telle aberration ? Youcef Idchar, l’avocat de Karim, attribue ce raté au « traitement à la chaîne » des dossiers par les préfectures, dans un contexte de « politique migratoire qui s’est crispée dans l’objectif de faire du chiffre et de multiplier les OQTF », au risque de « l’excès de zèle ».

Avec son profil de médecin surdiplômé, son client fait pourtant partie d’une frange de la population immigrée moins exposée, en théorie, à de tels déboires. Chaque année, les autorités françaises délivrent plus de 100 000 obligations de quitter le territoire français, sans rendre public le taux d’annulation par la justice administrative.

« C’est un cas très regrettable à la fois pour ce monsieur, qui fait les frais d’une grosse erreur administrative, mais aussi pour l’hôpital où sa compétence est reconnue et appréciée », estime Quentin Bataillon, député LREM de la Loire, qui garde un œil attentif sur le sujet. « Je ne peux qu’espérer une résolution rapide de sa situation que nous suivons depuis plusieurs mois avec mon équipe. »

Après son doctorat de médecine, obtenu en 2013 dans une université algérienne, Karim a travaillé deux ans dans un laboratoire de biologie médicale avant de venir en France pour « approfondir ses connaissances », comme des milliers de praticiens étrangers à qui l’hôpital public doit une fière chandelle.

Depuis la rentrée scolaire 2015, ce médecin renouvelait sans encombre, chaque année, son titre de séjour « étudiant ». Le statut de FFI l’oblige à suivre un cursus universitaire, dans lequel il alterne cours théoriques et stages pratiques. Ces sept dernières années, Karim a donc obtenu six diplômes différents des universités de Montpellier et de Lyon, consacrés à la biologie du cancer, aux essais cliniques des médicaments ou à la cytogénétique. Il travaille à l’hôpital en parallèle, officiellement comme « stagiaire », sous la supervision des praticiens titulaires.

Un candidat idéal à la naturalisation
En décembre 2020, au terme d’une année où il a exercé dans une unité Covid - ce qui devrait faciliter la démarche de naturalisation qu’il a engagée - Karim sollicite le renouvellement de son titre auprès de la préfecture du Rhône. Première surprise, l’instruction de sa demande est sans cesse repoussée et il enchaîne les récépissés. Le couperet tombe le 3 juin 2022 : refus de séjour et obligation de quitter le territoire français. Karim a trente jours pour rentrer volontairement en Algérie. Au-delà, il risque l’expulsion.

Dans sa décision, la préfecture estime que « la qualité d’étudiant ne peut raisonnablement pas être reconnue » à Karim. Selon elle, il suit des cours en ligne pour son diplôme et pourrait donc le faire depuis l’Algérie, avec « un visa court séjour » au moment de son stage hospitalier. Sauf que la préfecture se trompe : les cours se tiennent à Lyon à l’exception de certains, qui ont basculé en « distanciel » lors des pics de Covid.

La préfecture avance aussi que Karim aurait raté son année scolaire 2020-2021, faute d’avoir achevé son mémoire. Là encore, c’est une erreur, fondée sur la mauvaise lecture d’un relevé de notes temporaire fourni en septembre 2021, alors que son mémoire n’avait pas encore été corrigé. La préfecture n’a jamais demandé les pièces complémentaires prouvant qu’il a obtenu son diplôme.

Face à ce « médecin sans-papiers », le tribunal administratif a cependant très bien saisi la situation. Hasard de cette mésaventure administrative, parmi les trois juges qui ont annulé la décision de la préfecture se trouvait Caroline Collomb, épouse de l’ancien ministre de l’intérieur Gérard Collomb et ancienne référente de La République en marche dans le département du Rhône d’octobre 2017 à juillet 2019, à l’époque où la loi « asile et immigration » entrait en vigueur et marquait un durcissement de la politique migratoire.

Dès le lendemain de la décision judiciaire, Karim s’est rendu à la préfecture du Rhône « pour leur présenter le jugement et savoir s’il serait possible d’avoir un récépissé, qui offre les mêmes droits qu’un titre de séjour, afin de reprendre le travail ». Il n’en a pas obtenu. « On m’a dit que je serais contacté quand le titre serait prêt. »

Depuis, il lui arrive de retourner au CHU comme s’il était bénévole, sans pouvoir soigner personne. « Et je ne porte pas de blouse ! Légalement, je ne suis pas assuré. Je sais que je vais reprendre mon poste donc j’essaie de prendre de l’avance sur des tâches administratives et logistiques. J’ai accueilli les nouveaux internes pour soulager mes collègues. C’est dur pour les médecins, pour les infirmières, pour tout le monde. »

Camille Polloni