L’hôpital

Médiapart - A l’hôpital, le retour des sacrifices

Octobre 2020, par Info santé sécu social

Les courbes épidémiques descendent puis montent. L’hôpital, sans illusions, remobilise ses soignants. Les congés sont annulés, comme les stages des étudiants, envoyés sur le front du dépistage. À Lyon, les soignants positifs au coronavirus doivent travailler s’ils sont jugés « indispensables ».

Le ministre de la santé a adressé aux soignants, « le soutien de la nation entière » lors de sa conférence hebdomadaire, jeudi 8 octobre. Faute d’avoir su maîtriser l’épidémie cet été, le gouvernement s’en remet à nouveau au monde hospitalier. Celui-ci a déjà entre ses mains le sort de 8 231 malades graves du Covid-19 actuellement hospitalisés, dont 1 483 en réanimation.

À nouveau, le système de santé va donner le tempo du pays pour les semaines et les mois à venir : s’il est débordé par le virus, alors le gouvernement devra décider de « nouveaux reconfinements locaux », a prévenu le premier ministre Jean Castex, ce lundi matin sur France Info.

Les derniers chiffres de l’épidémie ne sont pas encourageants. Après une légère baisse la semaine dernière, le taux d’incidence, c’est-à-dire le nombre de cas pour 100 000 habitants, repart en flèche : il était de plus de 136 cas pour 100 000 habitants au 6 octobre. Le nombre de reproductions du virus R a baissé entre mi-août et fin septembre, jusqu’à descendre en dessous de 1, la valeur cible (selon laquelle une personne contamine moins de 1 personne, l’épidémie reflue).

Mais le R remonte en flèche depuis : il est de 1,21 selon les derniers chiffres du gouvernement. Dimanche, 11,5 % des tests étaient positifs. Le nombre quotidien de personnes testées positives entre le 5 et le 8 octobre dépasse les 20 000. Un record.

Le professeur de pédiatrie parisien Rémi Salomon, également président de la Conférence médicale d’établissement de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), soupire : « Ce n’est pourtant pas notre rôle de demander des restrictions de nos libertés… » Mais il ne peut que constater : « Le taux de positivité des tests réalisés dans nos hôpitaux a grimpé à plus de 17 % ! Certes, les nouvelles hospitalisations sont assez stables, mais c’est mauvais signe. Cela promet de nouveaux malades graves dans les semaines à venir, alors qu’on a des difficultés à prendre en charge ceux qui arrivent. »

Le directeur de l’agence régionale de santé d’Île-de-France, Aurélien Rousseau, a annoncé ces derniers jours que les malades du Covid-19 occupaient déjà plus de 40 % des places en réanimation dans la région, qui regroupe pourtant la plus grande offre hospitalière. Faute de places pour les autres malades, des opérations sont donc déprogrammées. « Ce sont des soins empêchés », déplore Rémi Salomon.

Et le personnel de l’hôpital est d’ores et déjà remobilisé. Le 2 octobre, la direction des ressources humaines de l’AP-HP a écrit à ses 100 000 personnels (lire ci-dessous) : en raison du « contexte épidémique », « une majorité des jours de congé initialement programmés » pourront être annulés.

Ces menaces de suppressions de congés visent des personnels épuisés. L’Ordre national infirmier a consulté début octobre ses 350 000 membres, et obtenu près de 60 000 réponses. Plus d’un tiers des infirmiers salariés travaillent en effectifs réduits. Deux tiers déclarent que leurs conditions de travail se sont encore détériorées depuis le début de la crise. 43 % des infirmiers ont le sentiment de ne pas être « mieux préparés collectivement pour répondre à une nouvelle vague de contaminations ». 57 % se déclarent en situation « d’épuisement professionnel ».

Le président de la République n’a manifestement pas mesuré ce niveau de fatigue. « Ce n’est pas qu’une question de moyens, c’est une question d’organisation », a-t-il osé leur déclarer le 6 octobre, en visite dans un hôpital parisien.

Mi-septembre, une directrice de la formation de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris est venue féliciter les étudiants de quatre instituts de formation en soins infirmiers parisiens pour leur investissement du printemps : ils ont alors été réquisitionnés. Elle a souligné qu’ils ont souvent « découvert la mort dans des conditions parfois tragiques ». Mais elle était là pour leur annoncer une nouvelle « pas forcément meilleure », toujours sur le front du Covid-19. « L’effet rebond arrive, le Covid remonte, on est dans une situation un peu compliquée. Il faut endiguer cette remontée », leur a-t-elle expliqué. Puis elle leur a annoncé que leurs stages, durement négociés en services de soins, étaient tous annulés : « On va vous envoyer ailleurs. » Les étudiants ont enregistré cette prise de parole, que nous avons pu écouter.

S’ensuit un brouhaha d’étudiants révoltés par la nouvelle. Ils ont depuis négocié des indemnités plus importantes et la certitude que l’engagement que leur stage serait formateur. Ils ont été formés à la pratique du test PCR et majoritairement envoyés dans les dispositifs Covidom et Covisan de l’AP-HP : le premier suit à distance les malades du Covid peu graves qui restent chez eux, le deuxième remonte les chaînes de contamination, jusqu’au domicile des malades. En juin, deux étudiantes en médecine participant à Covisan témoignaient de leur heureuse surprise de participer à une expérience très formatrice (lire notre article ici).

Même désillusion à Lyon, parmi les internes en médecine. « On n’est pas encore saturés, mais il y a du Covid un peu partout et les prévisions à 15 jours sont pessimistes, raconte Lucas, interne aux urgences et en réanimation. Par rapport au printemps, on entre en période hivernale, le moment de l’année où les réanimations sont d’ordinaire saturées. On a déjà doublé nos gardes dans les services d’hospitalisation. » Cela signifie que les internes font une garde de 12 heures deux nuits par semaine, au lieu d’une seule. « En réanimation, on travaille déjà 70 heures par semaine. On sait qu’on va devoir augmenter notre capacité de travail, mais on ne peut pas faire beaucoup plus… »

Le ressentiment est grand parmi les internes, car ils n’ont obtenu que de faibles revalorisations du Ségur de la Santé (notre article ici). En milieu de carrière, les internes sont payés 1 800 euros net par mois. « Rapporté à notre temps de travail, de 56 heures en moyenne, et qui dépasse parfois plus de 70 heures, c’est toujours moins que le Smic horaire », explique Justin Breysse, président de l’Intersyndicale nationale des internes (ISNI). « À 30 balais, après douze ans d’étude, merci… lâche Lucas. On n’est pas du tout motivés. On va encaisser, comme d’habitude. Mais la période est détestable. » Il constate que de nombreux jeunes médecins quittent, dès qu’ils le peuvent, l’hôpital public.

De son côté, la direction des Hospices civils de Lyon qui regroupent les plus grands hôpitaux publics de la métropole, a annoncé la couleur. Dans un document interne que nous nous sommes procuré, les soignants cas contacts ou positifs au coronavirus doivent travailler, comme au printemps (lire notre article d’alors ici).

« Les Français ne peuvent pas seulement compter sur l’abnégation des soignants, prévient le professeur Rémi Salomon. Je ne suis pas sûr qu’ils aient conscience de la situation. Cette crise sanitaire frappe un hôpital qui ne va pas bien, depuis longtemps. On a du mauvais temps devant nous, pour des semaines, des mois. Le risque, c’est que les soignants partent, en masse. Le risque, c’est que l’hôpital s’effondre. »